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Interview de Gwennoline Le Cornec, cheffe-adjointe du service Politique au journal Le Monde (Partie 1)

Mardi 25 octobre 2022, à l'occasion de la Semaine Mondiale de l'Éducation aux Médias et à l’Information (du 24 au 31 octobre) et de la Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre des journalistes (le 2 novembre), Léandre du pôle Presse et Léonie du Canari sont allés interviewer la journaliste Gwennoline Le Cornec. Cela a été une expérience très enrichissante qu'ils souhaitent partager avec vous à travers la transcription écrite de leur interview dans les locaux du Monde, dont la réputation n'est plus à faire!

 

Merci beaucoup Madame Le Cornec pour le temps que vous nous avez consacré! Cette (longue) interview a été un réel plaisir pour nous. Nous avons beaucoup appris sur le métier de journaliste et sur la paysage politique actuel. Nous espérons que vous serez aussi heureuse que nous de lire ces lignes qui sont celles de notre échange.

Bien à vous

Léandre Saussay et Léonie Delahoutre

Retranscription de l'interview: Salomé Cardonnel, co-présidente d'ESPOMUN

Gwennoline Le Cornec, Cheffe-adjointe du service Politique au journal Le Monde

Léonie Delahoutre, Présidente du journal Le Canari (ESPOL)

Léandre Saussay, Responsable du pôle Presse d’ESPOMUN

Au cours d’une discussion précédente, le tutoiement a été convenu. 

 

Léonie: Merci de nous accueillir 

GLC: Merci à vous

 

Léonie: Est-ce que tu peux te présenter? Dis-nous qui tu es et d’où tu viens.

LC: Oui, donc je suis Gwennoline Le Cornec, j’ai 32 ans, je suis cheffe-adjointe du service Politique au Monde, je suis à ce poste depuis septembre 2019, c’est Bastien Bonnefoux, le chef du service Politique qui m’a nommée pour être son adjointe et l’accompagner dans l’animation de ce beau service qu’est le service Politique. Mon parcours, j’ai fais un bac littéraire, une hypokhâgne, l’IUT de Lannion, enfin le DUT et la licence professionnelle en alternance et j’ai fais mes stages à Libération et au Monde en alternance, et j’ai été embauchée quasiment tout de suite après à Libé ou j’ai travaillé pendant six ans avant d’être débauchée au Monde pour faire la campagne présidentielle 2016. 

 

Léonie: Comment tu-as vécu la campagne présidentielle 

GLC: La dernière ?

Léonie: Oui. 

GLC: Je pense qu’elle était assez passionnante…quand on est dedans. De l’extérieur, elle a dû sembler, peut-être, un peu cacophonique, et les sujets dont on a beaucoup parlés, nous les médias, surtout les chaînes d’info en continu, mais je pense qu’on aura l’occasion de revenir sur ce que je pense des chaînes d’info en continu, ont pu mettre en avant des débats qui n’étaient pas dans les principales préoccupations des Français, ce qui a pu être déceptif. Je pense qu’on est très préoccupé par l’écologie, où étaient les débats sur l’écologie pendant cette campagne présidentielle?

Mais, tout de même, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais on est dans une phase de recomposition politique assez historique. Moi depuis que je suis petite, je vois qu’il y a un bipartisme UMP puis LR, le PS puis la NUPES, il y a un bipartisme qui s’enchaîne sans discontinu avec un clivage qui est de moins en moins visible, de moins en moins marquant entre ces deux, enfin la gauche a beaucoup reproché à Hollande d’avoir fait un quinquennat pour rien. Ensuite, Macron a un peu rebattu les cartes, quand même. Il voulait dépasser les partis, on peut conclure qu’il a plus ou moins réussi, avec, on peut en penser ce que l’on veut, mais on est dans une recomposition politique assez inédite, et en tant qu’observateur politique, c’est vraiment passionnant à observer. Après dans ma tête j’ai tendance à mélanger cette grande campagne, puisque le calendrier politique français fait que l’on enchaîne présidentielles et législatives, mais j’ai trouvé personnellement les législatives passionnantes. Les débats à gauche étaient passionnants, l’arrivée de 83 députés RN (86?, 89?), plus de 80 députés RN à l’Assemblée Nationale, c’est inédit. Là je ne parle pas en tant que citoyenne, je parle en tant que journaliste, la motion de censure d’hier (le 24 octobre 2022) nous prouve qu’aujourd’hui, tout revient à l’Assemblée Nationale, c’est là qu’il y a du débat politique et pour moi c’est l’essence de la 5ème [République], et c’est de fait passionnant. Les QAG (Questions au Gouvernement) sont en cours, c’est le plus beau théâtre politique qu’on ait eu depuis longtemps.

Léonie: Tu as dis que tu avais été débauchée par Le Monde, comment est-ce que ça se passe? Est-ce qu’ils sont venus vers toi pour te dire “On te veut au Monde”?

GLC: C’est souvent comme ça que ça se passe. Enfin, souvent… quand on a de la chance. J’avais été stagiaire au Monde en 2008-2009, ça s’était bien passé, et donc c’est vrai que les gens que j’ai rencontré à l’époque ont monté pendant ce temps là et donc m’ont appelée, plusieurs fois, plusieurs négos, ce poste, ce poste, et puis à la fin, on y va. Et Libération avait une clause de cession à ce moment-là puisque Patrick Drahi venait d’arriver actionnaire majoritaire de Libération, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, et c’était l’occasion pour moi de partir, une nouvelle aventure. J’avais 26 ans, j’avais envie de voir autre chose. Le Monde ça fait rêver, et j’aime le fait que Le Monde représente la société civile, c’est-à-dire qu’ici il y a des gens de droite, il y a des gens de gauche, il y a des gens apolitique, il y a des gens d’extrême gauche, il y a des gens… peut-être d’extrême droite, ils s’expriment moins facilement que les autres, parce que la lutte contre l’extrême droite fait partie de l'ADN du Monde, donc ce serait plus compliqué, mais j’aime ces débats. Lors de la PMA pour toutes il y avait des conf’ de rédac où les gens avaient des avis très tranchés, je pense que l’on représente beaucoup plus la société que beaucoup de canards (journaux) militants ou associé à une couleur politique, et ça pour moi c’est passionnant.

 

Léonie: Il y a tellement de questions qui me viennent en tête, mais on va revenir sur le 49.3, les motions de censure comme tu en as parlé tout à l’heure. Comment travaille-t-on avec toute cette actualité politique qui est très chargée, surtout en ce moment? Quelle est ta méthode de travail? Est-ce que tu arrives à déléguer? En plus, en étant cheffe adjointe, est-ce que c’est toi qui écris les articles? Enfin comment ça se passe vraiment, surtout en ces temps politiques tellement importants?   

GLC: Alors le chef, sauf quand il a beaucoup de chance, il a rarement le temps d’écrire un papier. Moi j’ai fait 2 papiers cette année, à peine. On a pas beaucoup le temps, le quotidien nous prend vraiment.     

[ petite pause dû à un problème technique]  

Donc les managers n’écrivent pas, ou peu, parce qu’on est trois, donc un chef et deux adjoints, pour gérer la marche quotidienne? On fait 6 éditions par semaine, on alimente lemonde.fr, on alimente la Matinale, maintenant on alimente les podcasts, donc autant dire que ça ne s'arrête vraiment jamais et on ne compte pas les tiktoks. On participe autant qu’on peut, pas assez sans doute du point de vue des gens qui le gère, ils voudraient qu’on soit plus dispo, je les comprends, mais c’est vrai que nous le quotidien et l’actu est une machine infernale qui ne s’arrête jamais. Moi c’est cette image que j’ai du Monde, c’est la machine qui tourne et qui ne s'arrêtera pas, on monte avec, on descend, et elle ne s'arrêtera pas de tourner, et c’est ça l’actu quand on est dans un grand quotidien comme Le Monde. Donc on écrit pas beaucoup, mais c’est pas grave, on ne reste pas à ce poste là 10 ans, et puis on écrit après, on revient. Concrètement, nous, la direction et la chefferie du service Politique, on a eu le pressentiment que tout allait se jouer au Parlement, donc on a renforcé le pôle Parlement dès le mois de juin, après les législatives. On a deux rubricards, deux excellents rubricards Parlement, Mariama Daramé et Jérémie Lamothe qui passent leurs vies au Parlement. C’est-à-dire, moi je ne les ai pas vu depuis… C’est bon signe! Ca veut dire qu’ils sont à l’Assemblée Nationale du matin au soir, ils suivent les commissions, ils suivent les séances, ils suivent les débats, ils suivent les 49.3, ils sont aux quatre colonnes à essayer de grappiller tout ce qu’ils peuvent. Et en plus il y a des rubricards, parce que nous on est dans un journal de rubricards, vraiment, c’est la spécificité du Monde

 

Léonie: Qu’est-ce que tu entends par rubricards? 

GLC: Rubrique. Les gens sont extrêmement spécialisés. On a une rubricarde qui ne fait que LR, deux rubricards qui ne font que la NUPES, on a quelqu’un qui ne fait que l’extrême droite, ils étaient deux pendant la présidentielle, on a trois personnes qui ne suivent que l’exécutif. Et tous les rubricards partisans, donc LR, NUPES, RN, majo[rité présidentielle] vont aussi à l’Assemblée nourrir tout ça. Mais ceux qui passent la nuit, jusqu’à minuit, c’est nos deux rubricards Parlement que nous on drive, ils envoient les papiers au milieu de la nuit. On a un bureau à Los Angeles, donc c’est Los Angeles qui récupère les papiers la nuit, les Parlements c’est toujours des papiers nocturnes, et après nous on les dispatche le matin dans le journal, la Matinale, lemonde.fr, les alertes, les chats, on fait tout ce qu’on peut derrière. Mais on suit ça de très près. Les QAG, dès que vous partez, je branche LCP, on est à fond. 

 

Léonie: Tout à l’heure, tu parlais des chaînes d’info en continu. Quel est ton avis par rapport à cette source? Est-ce que c’est une source d’information ou plus du journalisme de bas étage? 

GLC: Alors, je n’irais pas jusque-là parce qu’il y a évidemment des choses à garder. C’est pas une source d’information pour moi, c’est rare, c’est plutôt l’air du temps. Moi je sais que plusieurs fois par jour je jette un œil à ce que raconte BFM, c’est que, le week-end notamment, j’aime bien savoir qu’est-ce qui est dans l’air du temps, et BFM est plutôt assez doué pour capter l’air du temps. Après, moi j’ai pas mal de reproches à leur faire strictement sur la politique. Ils ont, pour moi, choisi des débats. En fait il y a une course avec Cnews qui se fait depuis quelques mois, quelques années, qui pour moi est assez dommageable au débat public. Ils ont une énorme responsabilité parce qu’ils ont une grosse audience, et pendant la présidentielle, on a bien vu quand Éric Zemmour, le candidat de Reconquête est entré en campagne, que l’on a saturé l’espace public des sujets d’immigration, des sujets sécuritaires, et quand bien même ce sont des sujets très important en France, qui sont une grosse préoccupation des Français, on voit bien que tous les partis se positionnent là-dessus, il y a eu une grosse responsabilité pour moi des chaînes d’info dans le dégoût qu’ont pu avoir toute une partie des gens sur la politique française. Je maintiens que s’ils éteignaient leurs télés et qu’ils lisaient Le Monde, ou même l’Opinion ou Le Figaro, il y a une manière beaucoup plus posée, on est moins à la course. Après, peut-être que si moi je devais remplir h24 mes grilles, peut-être qu’a un moment aussi je ferai du "m’a-tu-vu". C’est le problème du en continu, c’est que l’actu en continu ça veut dire l’affaire horrible de cette jeune Lola la semaine dernière, il y a une responsabilité pour moi, évidemment des responsables politiques qui ont surfer là-dessus à fond, mais il y a une responsabilité aussi des chaînes d’info en continu qui, ça fait du bruit donc on va passer 10h là-dessus, et donc ça monte en épingle, quitte à ne pas respecter les premiers concernés qui sont les parents. Il y a une vraie responsabilité des chaînes d’info en continu là-dessus, vraiment.  

 

Léonie: Comment on gère, par exemple avec le 49.3, les motions de censure, on y revient, mais comment on gère la spontanéité, parce que les motions de censure ça c’est fait dans la nuit? Comment on gère ce côté, il y a une info, on sent l'info et donc il faut qu’on alerte les Français? 

GLC: Alors, le 49.3 c’est une fausse hard-news, dans le sens où on l’a vue venir, on savait qu’elle était au calendrier, on savait qu’elles ne passeraient pas, les motions de censure. Donc, quelque part, c’est très simple, pour nous, c’est ce qu’il y a de plus simple, c’est de la grosse actu, on lance la grosse Bertha et c’est très simple, c’est anticipable. Il y a des choses beaucoup moins simples à gérer, beaucoup moins anticipables. Un attentat, c’est branle-bas de combat, c’est tous les services, bon, je touche du bois, ça fait longtemps que ça ne nous est pas arrivé, mais dans une rédac’ c’est l’exemple type. On le dit souvent “ tout va bien se passer, sauf s'il y a un attentat”, sous-entendu, c’est des choses qui arrivent, qu’on ne peut pas anticiper, qu’on ne peut pas prévoir et qui là vont reléguer tout le reste au second plan, on va tous s’y mettre, la politique, la société, l'international, on va tous s’y mettre. Là c’est pas pareil, là c’est prévisible, nous on est en lien en permanence avec lemonde.fr, en plus pendant la présidentielle, on avait un deskpole uniquement consacré au web, donc on a vraiment pris l’habitude de travailler ensemble, on est en lien en permanence avec lemonde.fr, ils savent ce qu’on attend, on leur envoie “go” quand c’est le moment, on lance l’alerte, c’est une machine vraiment bien rodée. Et Los Angeles, eux ils prennent le relais à 22h pour que nous on puisse dormir. Donc de 22h à 6h, c’est eux qui travaillent, nous on reprend le relais à 6h. Et de 22h à 6h c’est eux, on leur fait un relais hyper précis parce qu’ils sont loin, ils ne sont pas dans la popole française, “vous attendez ça dans la nuit”, “à telle heure il faudrait faire ça”. Ils sont très bons, en vrai ils sauraient faire, mais il y a un vrai passage de relais. À 21h50 il y a un gros mail, nous on travaille avec la messagerie qui s'appelle Slack, ça nous aide beaucoup, et eux nous envoient un gros relais à 5h50 pour nous dire, “pendant la nuit, on a fait ça, on a pas pu faire ça, on a vu passer ça mais on ne sait pas ce que ça vaut”, on se parle en permanence, on est une centaine à aller sur le hard-news, à communiquer en permanence pour savoir “qu’est-ce qu’on fait les autres?”, “qu’est-ce qui reste à faire?”. 

 

Léonie: On voit beaucoup Le Monde avec AFP

GLC: Oui. 

Léonie: Qu’est-ce que c’est pour vous l’AFP (pour les journalistes)? Est-ce que c’est pour les journaux une source d’information? 

GLC: Totale. C’est une agence. On a la chance d’avoir une agence aussi solide, notamment sur la politique française. Quand on fait du Le Monde - AFP, c’est ce que nous on appelle du “Temps 1”. C'est du contenu gratuit, quand on est pas abonné au Monde, on a accès à ça, c’est du "bâtonnage de dépêches", c’est ce que nous on appelle du “bâtonnage de dépêches". On prend la dépêche, on la remodèle, s'il faut passer un ou deux coup de fils pour faire réagir quelqu’un, on le fait, mais c’est avec AFP, c’est-à-dire que c’est quelque chose que l’on fait en moins d’une heure. Et après il y a les "Temps 2", les "Temps 3", les "Temps 4". En service, on ne fait jamais de "Temps 1". Nous on fait les "Temps 2", "Temps 3", "Temps 4", c’est lemonde.fr qui s’occupe des "Temps 1", et là du bâtonnage c’est de l’info brute, rapide. Vous allez sur lemonde.fr, vous avez envie de savoir ce qu’il s’est passé ces deux dernières heures. Le Monde, c’est là pour le froid, l’analyse et la prise de recul, mais pas que. C’est aussi le hard-news, le chaud, et l’AFP est là aussi pour nous aider dans un temps très très rapide.Lemonde.fr s’appelle le service en temps réel, c’est vraiment ça leur responsabilité: le fil d’info en continu. 

 

Léonie: Par rapport aux rubricards, comment on arrive, en tant que journaliste, à garder sa neutralité, notamment politique, surtout quand on est dans un service Politique? Parce que quand on écrit des articles internationaux, à la limite, ça transparaît moins, mais…

GLC: [...] Je ne sais pas ce que l’on vous dit en école de journalisme, mais moi je vous dirais que la neutralité n’existe pas, mais ce qui existe c’est l'honnêteté. Moi je ne sais pas si je suis neutre, j’ai mes opinions, j’ai mes valeurs, ce que m’ont inculquée mes parents, ce que j’ai lu, mes expériences, je ne suis pas une feuille blanche quand j’arrive sur un sujet. Par contre, j’ai le devoir d’être honnête, et pour moi, il y a une vraie différence. Je ne serai pas neutre, les questions que vous me posez ne sont pas neutres, vous m’amenez dans votre sens, dans la direction ou vous avez envie de m'emmener et il n’y a rien de neutre là-dedans. J’espère qu’on va tous être honnête, c’est à dire que moi je vous dis honnêtement ce que je pense, et vous, vous allez essayer de retranscrire mes propos le plus honnêtement possible, et c’est notre responsabilité collective, mais la neutralité n’existe pas. Elle n’existe pas, on est pas des IA [intelligences artificielles], on est des gens avec nos ressentis, nos émotions. En politique particulièrement, pour moi, un bon journaliste politique, je ne sais pas ce qu’il vote. C’est-à-dire que je peux avoir quelqu'un à la gauche de mon bureau, avec qui je déjeune tous les midis, avec qui je travaille depuis 10 ans, je ne veux pas savoir ce qu’il vote. J’ose espérer que personne ne sais ce que je vote dans le canard, ou éventuellement j’ai dis “je ne vais jamais voter Marine Le Pen”, voilà le seul truc que je peux vous dire. Le reste, ça ne vous regarde pas, et ça ne doit pas vous regarder. C’est la condition sine qua non. Moi, je veux pouvoir prendre la rubrique Les Républicains, ou NUPES, sans qu’on me traite de droitarde ou de gauchiste. "Gwen la citoyenne" n’a rien à voir là-dedans, là c’est "Gwen la journaliste", elle ne vote pas, quasiment. Et ça a des conséquences, par exemple, mon compte Twitter, je ne fais pas ce que je veux avec, je ne donne pas mon opinion, je ne fais pas de commentaire ni de blague, depuis que je suis journaliste, je ne me suis jamais autorisée à aller à une manifestation. Ça ce n’est pas écrit dans les règlements, mais c’est presque tacite. Je ne vais pas à une manifestation, ni pour un côté, ni pour l’autre. 

Léonie: Mais même en tant que journaliste, tu ne peux pas assister à une manifestation?

GLC: Je peux la couvrir, pour mon travail, mais je ne serais pas dans le cortège. Je ne peux pas, enfin, moi je ne m’autoriserais pas à y aller. Une cause qui me tient à cœur, admettons, moi le climat ça me tient à cœur, je suis éco-anxieuse en ce moment, et bien, la marche pour le climat, peut-être que j’ai envie d’y participer, je me l'interdirai, je n’ai pas le droit. Ce serait mélanger les gens, je suis cheffe-adjointe du service politique, je représente mon institution qu’est Le Monde, je n’ai pas à m’engager, en tout cas pas en tant que citoyenne. Pour faire le mieux, il faut couvrir, c’est le meilleur moyen de s’engager finalement, c’est de parler des sujets, de dévoiler des choses, de faire des enquêtes. Bossons, et le boulot sera fait, enfin, c’est dichotomique, mais bon…      

Léonie: J’ai encore plein de questions, mais je vais laisser Léandre poser les siennes.

 

Léandre: C’est gentil, merci. Plus sur les journées internationales, ou les semaines internationales dont je vous avais parlé. Le thème de cette semaine, pour la Semaine mondiale de l’éducation aux médias et à l’information, c’est "Favoriser la confiance, un impératif de l’éducation aux médias et à l’information". Donc dans le contexte de la présidentielle que vous avez suivi, avec des messages qui venaient de grandes personnalités politiques, plutôt d’extrême gauche et d'extrême droite, comment vous, vous faites face à cette défiance? 

GLC: Alors, je veux juste comprendre, c’est quoi le lien avec les extrêmes? 

Léandre: Au final, est-ce que les discours qu’on a entendu lors des présidentielles, les partis d’extrême droite qui dénonçaient plutôt un système, une élite, dont feraient partie les journalistes, avec un certain appel à la défiance vis-à-vis du travail que fournissent les journalistes… 

GLC: Comment on fait face au populisme? 

Léandre: Exactement!

GLC: Et bien, pour moi la meilleure réponse c'est de faire le mieux possible notre travail, avant tout. C’est-à-dire d’être irréprochable. Mais vraiment, on se met une pression, et on ne le sera jamais, on fait toujours des erreurs. Je ne vais pas vous dire quelles erreurs on a faites ces derniers mois, vous les trouverez tous seuls, je ne vais pas me scier ma propre branche. On fait des erreurs, il y a des êtres humains derrière qui font des erreurs. On doit en faire le moins possible, c’est-à-dire, triple vérifier une info, pas de fake news, pas de rumeurs, pas de offs, au service Politique, on ne met plus de offs dans nos papiers.

On ne l’a pas décréter, on ne l’a pas signifié à l’extérieur, mais si vous regardez bien, ça fait plus d’un an qu’il n’y a plus une seule citation anonyme dans les papiers politiques du Monde, plus de sondages, à part les nôtres… Tout ça, c’est plein de petites règles déontologiques que l'on s’ajoute à la déontologie générale des journalistes, avec pour ambition, mais ça, ça se fait sur toute une vie de journaliste, d’être le plus carré possible. C’est-à-dire ne pas prêter le flan à des critiques, je n’ai jamais diffusé une fake news, et il n’y a que comme ça, pour moi, que la confiance reviendra. C’est-à-dire, je vais leur prouver. Pendant dix ans, regarde mes articles, les uns après les autres, et dis moi que je t’ai menti un jour. Et pour moi, la confiance elle revient comme ça, en leur prouvant qu’ils peuvent nous faire confiance. Et après, il y a effectivement une responsabilité de l’Education nationale, qui est énorme, mais elle est énorme dans “comment on façonne un citoyen”. Un citoyen, il sait s’informer, un citoyen, il sait faire la différence entre le faux et le vrai, ce qui est de plus en plus dur. Là on a des deep fake, moi, heureusement que j'ai des services à côté pour m’aider. Je leur envoie une vidéo et je leur dis “c’est quoi ce truc?”, et là ils me disent, “mais c’est un pur montage”, ou “ c’est réel”. Aujourd’hui, il faut être formé pour faire la différence entre du fake et du pas fake. Et nous, je pense que l’on a une responsabilité à jouer, on est Le Monde. On a un service, les Décodeurs, qui s’est construit pour le fact-check, mais finalement, le fact-check, c’est un peu dépassé, je pense, puisqu’on est déjà dans un monde de post-vérité. Et donc quelque part, on a la responsabilité d’être la source qui ne diffusera jamais de fake news, qui, à chaque fois que je vois un tweet et que j’ai un doute, si lemonde.fr ne l’a pas diffusé, c’est que potentiellement, c’est douteux. J’exagère un peu, ça c’est dans mon idéal, quand on sera vraiment au taquet. Mais, faire le tri des sources, et se former quoi, lire, parler, se cultiver, c’est la meilleure arme face au populisme, c’est d’être hyper solide intellectuellement. Ça c’est l’Education nationale, et nous en tant que citoyen, mais l’Education nationale a une responsabilité énorme là-dedans. Forger le sens critique…

Léandre: J’allais vous poser la question, comment nous, individus, on peut faire face aux fake news qui deviennent de plus en plus accessibles, notamment avec les réseaux sociaux, vous avez déjà en partie répondu avec l’éducation personnelle, la lecture… 

GLC: Cultivez-vous! Mais cultivons-nous, quoi! Il n’y a que comme ça que l’on fera le tri entre ce qui est vrai et ce qui est faux. En ayant de l’expérience, en connaissant notre histoire, en ne laissant pas les gens, Zemmour est le roi de ça, à l’extrême droite les gens vont vous dire “Mais il est historien, il est hyper solide”, mais Zemmour est complètement démontable sur l’histoire. Si il y a quelqu’un de solide en histoire, il peut voir toutes les petites ficelles plus ou moins grosses, et plus on les cherche, plus on les trouve les grosses ficelles.

Léandre: Très bien

GLC: Et l’éducation aux médias, elle, pour le coup, c’est très spécifique. Apprendre à, dans une photo, moi je ne sais pas faire, on a une icono[graphiste] au service Politique, elle est super, elle m’aide beaucoup là-dessus, elle voit une photo, et elle me dit “mais ça tu vois bien que le flou derrière, ça a été rajouté”, ça c’est un vrai métier d’icono, d’apprendre à repérer les images, et, en école de journalisme, j’espère qu’aujourd’hui on vous forme à ça.

Léandre: C’est vrai que maintenant on a la possibilité technologique de retoucher des vidéos et des photos, et c’est quelque chose, même nous en préparant l’interview, on n'y avait pas pensé. On pensait plutôt à l'information qui est brute, ce qu’on peut voir et lire sur Internet. Et c’est vrai que c’est un autre danger. 

 

Léonie: Par rapport aux réseaux sociaux, comment vous , vous composez avec les réseaux sociaux aujourd’hui? Parce que l’on voit la montée en flèche de HugoDécrypte, mais aussi, il y a plein de jeunes, maintenant, qui se lancent dans l’information sur les réseaux, ou Twitter, mais est-ce que c’est vraiment une source d’information? 

GLC: Je ne vais pas vous le cacher, on est tous accros à Twitter. C’est un problème et une solution à la fois. On se pose tous la question, et c’est quasiment le premier geste que je fais quand je me réveille le matin. Parce qu’en plus j'ai l'AFP dessus. Twitter est devenu un outil de travail indispensable. Je vois, j’ai de nouveaux rubricards qui arrivent là, en septembre, il y a toujours un mercato après les présidentielles, et la j’ai des rubricards qui arrivent, notamment du service éco, et qui me disent “Mais moi, je n’ai pas Twitter sur mon téléphone”, et là je les regarde et je leur dit “Mais, là, t’es au service politique, t’as pas le choix”. Et c’est pas aller voir ce que font les confrères, c’est que c’est devenu le canal d’information principal des personnalités politiques. Macron, il communique directement sur Twitter, Borne, sur Twitter, Mélenchon, sur Twitter, Le Pen, sur Twitter? À un moment, je peux pas attendre qu’ils aillent sur TF1 à 20h, sachant qu’ils ont parlé 10 fois des sujets sur Twitter dans la semaine. C’est devenu un canal, et pour nous, et pour eux, indispensable. 

 

Léonie: Et donc, est-ce que dans les papiers que tu écris, tu cites Emmanuel Macron a dit ça sur Twitter? 

GLC: Oui. 

Léonie: Ok

GLC: Au début, on était un peu frileux, bloqués et tout. Mais oui, c’est le Président de la République, c’est sa parole officielle. Il a un compte, il a, après son émission de mercredi, il y a deux semaines, où il a parlé de la guerre atomique, le lendemain il a fait un tweet en anglais. Pour clarifier le tout, je suis obligé de le citer. Mélenchon a fait un dérapage post affaire Quatennens sur Twitter, on a passer deux semaine à se faire mettre le nez sur ce tweet, il ne s’en est jamais excusé d’ailleurs, mais ce n’est pas le genre de Mélenchon, mais c’est plus quelque chose qu’on peut contourné Twitter, parce que, il n'y a pas longtemps, c’était un communiqué de presse envoyé aux journalistes, maintenant c’est un tweet.   

 

Léonie: Justement, depuis quand on est passé de ce communiqué de presse à un tweet? 

GLC: Quand je suis arrivée à Libé, ce n'était pas encore le cas, parce que les gens étaient pas trop sur Twitter, c’était vraiment un truc de niche, un peu geek, c’était l’époque de la Ligue du LOL. J’ai peur de vous dire une bêtise, il faudrait vérifier, mais je dirais que c’est 2017. 

Léonie: Donc c’est récent? 

GLC: Oui. Où vraiment les ministres ont commencé à avoir un compte officiel, où nous, vraiment c’est devenu indispensable, je pense que c’est 2016-2017.    

 

Léonie: Par rapport au réseaux sociaux toujours, parce que c’est une source d’information majeure pour les jeunes, dont via Instagram, des podcasts, Youtube. Le Monde a dû composer avec ça, quels sont les outils aujourd'hui, les réseaux que le Monde a? 

GLC: Et bien on a recruté. On a recruté parce que c’est des choses que l’on ne savait pas faire. J’avoue je n’ai toujours pas réussi à télécharger Tik Tok, on est vite boomer dans le métier. Donc on a recruté des jeunes qui savaient faire, qui nous ont expliqués que c’était un relais pour nous qui était majeur, fondamental, surtout à l’époque des fake news. Et, moi je pense que c’est très important, en dehors d'une stratégie commerciale qui voudrait qu’il y ait un effet de marque Le Monde, du plus jeune âge jusqu'à la retraite, c’est, dans ce marasme de fake news, et si on faisait un compte Tik Tok Le Monde qui garantissait que l’info était sérieuse. Et là on a mis des équipes qui font Tik Tok, on a des équipes qui font Snapchat, on a des équipes qui font de la vidéo qui vont sur toutes les plateformes. On doit y être, on a une responsabilité pour moi d’y être. Ne laissons pas les fake news, ou des journaux que moi je qualifie “plus lol moins sérieux” formé aux médias justement. Moi, mes neveux ont 13, 14, 15 ans, ils ne s’informent que sur Tik Tok, c’est hyper important pour moi qu’ils tombent sur des vidéos Le Monde dans le tas.  

 

[...]

 

Léonie: Est-ce que, en tant que média et journalistes, vous avez des pressions d’hommes politiques ou de l’État sur votre travail? 

GLC: Alors, des pressions, pour ça, il faudrait qu’on le prenne comme une pression.

Léonie: D’accord, mais pas de lettres ou de messages privés qui t’es envoyés par le service de communication de Mélenchon, par exemple.

GLC: Ce serait une pression, si moi je le prenais comme une pression. Ca arrive qu'on nous dise “c’est quoi ce papier”, “c’est quoi cette photo”. [...] C’est un jeu, ils ont besoin de nous et on a besoin d’eux. On est leur canal de communication, bien malgré eux, ils aimeraient bien se passer de nous, mais c’est compliqué. [...] L’essentiel, c’est que moi je ne prenne pas ça comme une pression, c’est-à-dire, je pense que aucun des journaliste du Monde, mais parce qu’on est l’institution Le Monde. L’essentiel, c’est de ne pas ressentir ça comme une pression. Je pense qu’il n’y a aucun rubricard au service Politique qui est influencé dans sa manière de travailler par ce que peut dire le personnel politique. Et si c’était le cas, j’espère qu’ils viendront nous en parler qu’on règle ça tout de suite. Mais des fois c’est allez loin. Mais on a une direction qui est hyper carrée là-dessus, qui vient du service Politique en plus, donc qui sait très bien de quoi on parle, et qui sera derrière nous, toujours. Toujours. Jamais on ne se fera désavouer par un directeur de la rédaction “ouais, on aurait peut-être pas dû écrire ça”, non, on l’a écrit et on a bien fait, et on recommencera.  

Léonie: Oui il y a une relation de confiance aussi entre les rubricards et les chefs de rédaction. 

GLC: C’est indispensable. Indispensable. Parce que l’on a une responsabilité dans ce que l’on fait, on peut nuire à des gens, on peut mettre des carrières à bas, on peut, je ne sais pas, on peut même pousser des gens au suicide. Moi je n'ai jamais eu de sujet aussi important que ça puisse m’arriver, mais chaque mot que Le Monde diffuse est une responsabilité énorme, mais énorme. Moi c’est facile parce que c’est des gens dont c’est le métier de me parler, les personnels politiques, ils sont formés à ça, c’est leur job. Mais il y a des services ou c’est beaucoup plus compliqué, ils parlent à des gens qui ne contrôlent pas forcément leurs paroles, qui le regrettent après, qui se disent “oh mince, mon nom, mais je vais perdre mon job”. On a une responsabilité énorme et donc il ne faut jamais l’oublier. Mais il ne faut aussi pas oublier pourquoi on est là, pour raconter le monde, pour raconter la vie. Nous c’est facile, on parle avec des pros de la comm, avec des pros de la politique. S' il ne s’est pas contrôlé dans un interview, tant pis pour lui, enfin, c’est un pro de la comm, il le sait. Moi, j’enlève systématiquement “confie untel”, non, on ne se confie pas à un journaliste, on se confie à son psy ou à son curé, jamais à un journaliste, on déclare, on communique. À eux de surveiller leurs paroles, et à moi de la retranscrire, avec toujours, honnêteté. Par contre si je trompe une citation, si je lui fais dire autre chose que ce qu’elle a dit, là c’est malhonnête.

Léandre: Vous avez parlé des pressions qui s’exercent sur les journalistes, donc au Monde, d’après ce que j’ai compris, vous êtes soutenus par votre hiérarchie. Vous êtes aussi un journal qui à une certaine puissance pour se passer des commentaires d’autrui. Comment est-ce que ça pourrait être pour les plus petits journalistes? Et qu’est-ce que le fait que certains journalistes soient plus exposés et démunis face à ces pressions nous dit au sujet de la liberté de la presse et de la liberté d’expression en France?   

GLC: Oui, toute la presse ne se vaut pas, il faut choisir où on travaille, on a peut-être pas le luxe de choisir, mais auquel cas il faut se poser la question. C’est hyper important d’être dans un canard indépendant. Nous officiellement, on a des investisseurs, on a des actionnaires, on a des annonceurs, donc, on est pas ce que l’on appelle un journal indépendant. Mais, on est une telle institution, on a dealé une telle indépendance avec nos actionnaires, Xavier Niel en tête, parce que c’est lui le principal, je n’ai jamais croisé les actionnaires. Jamais ils n’ont fait savoir, par n’importe quel biais, qu’ils voudraient un article là-dessus, ou qu’ils voudraient que l’on ne parle pas de ça. Jamais je n’ai ressenti une quelconque pression, et toujours un soutien absolu de la direction. [...] Et jamais ça n’arriverait dans Le Monde. Vraiment, je, jamais ça n’arriverait dans Le Monde. Et si ça arrivait, ils prendraient tellement le risque d’être exposés, que le contre-coup serait hyper grave pour eux.  

 

Léandre: Vous avez parlé de l'indépendance des journaux, et du lien qu’ils ont avec les actionnaires. Pour préparer l’interview, je me suis intéressé au baromètre La Croix qui mesure le taux de confiance des Français et les attentes qu’ils peuvent avoir vis-à-vis des médias. Il y a quelques chiffres intéressants que j’ai remarqués: il y a ¾ des Français qui se disent attachés à la liberté de la presse et des médias et 9 Français sur 10 disent qu’ils veulent des médias indépendant du politique et des intérêts économiques, or il y a 60% des Français qui estiment que ce n’est pas le cas. Comment vous, en tant que journaliste, vous voulez leur répondre, et que vous évoquent ces chiffres? 

GLC: On rêve tous, quand on sort d’école de journalisme, d’une presse libre. On a tous en tête des modèles économiques comme celui du Canard enchaîné, par exemple, qui nous font tous rêver, on ne va pas se mentir. Ils sont assis sur un tas d’or, ils ne doivent rien à personne, ils ont une liberté totale de ton, c’est chouette. Il y a un vrai point, qui, je pense, nuit à la confiance que l’on peut nous porter, c’est la concentration des médias. Ça c’est un vrai problème, d’ailleurs, l’Autorité de la Concurrence met souvent son nez là-dedans. On aimerait autre chose, on aimerait un autre modèle, c’est un vrai sujet. Moi j’estime qu’on a de la chance. [...] Il y a une espèce de compromis à trouver entre puissance de frappe, indépendance, et en même temps, sécurité financière. C'est-à-dire que, Le Monde a le moyen d’être Le Monde, on a le plus grand réseau de correspondants en France et à l’étranger de la presse écrite. Jamais je ne dis non à un bon reportage. Sans parler de transition écologique, il faut aller suivre Darmanin deux semaines à Mayotte, ça coûte 5000 balles à la rédac: vas-y. Quel canard peut faire ça aujourd’hui?

Léandre: Très peu, c’est vrai. 

GLC: Et c'est un peu quelque part le prix de notre indépendance, c’est nos moyens. Il n’y a pas de modèle idéal. Je pense qu’on est pas très loin. Dans les faits, pas dans la structure capitalistique. Dans les faits on est pas très loin, dans le sens ou on a vraiment zéro bâton dans les roues, on a des moyens colossaux pour travailler, se développer. C’est toujours une ligne de crête, il faut être super vigilant. 

 

Léandre: Super. Et puis de mémoire avec mon stage de troisième, je me souviens que c’était une pierre angulaire que la création du Monde, qui a été créé en 1944 avec la volonté d’être indépendant. Il me semble que c’était dans les années 70 que vous avez dû basculer finalement dans…

GLC: …un modèle capitalistique, bien sûr. 

Léandre: Voilà.

GLC: Et Libé, pareil. Libé, c’est des Mao. Quand il a été créé, la femme de ménage gagnait autant que le rédacteur en chef, c’était un super beau projet à la base. Sauf qu’a un moment, c’était disparaître ou évoluer. Il y a eu une énorme scission, une moitié est partie, et l'autre moitié a dit “ok, on reste, on accepte d’avoir des annonceurs, des investisseurs et des actionnaires”. 

Léandre: D’accord. 

GLC: Sinon Libé aurait disparu. C’était un choix à faire. Est-ce que l’on change et on continue, ou alors on garde nos idéaux et on s’enterre avec. Les deux se discutent, franchement.

 

Léandre: Parfois, ça peut amener une certaine proximité, ou alors certaines contraintes, dans la situation géographique. Je sais que Libération, quand j’y avais été, était dans le même bâtiment que BFM TV. Comment, en tant que journaliste, quand on a déjà dû perdre de son indépendance en passant dans un modèle capitalistique et que l’on se retrouve dans le même bâtiment que d’autres médias qui n’ont pas forcément le même point de vue, comment est-ce que l’on arrive à garder son honnêteté, et sa liberté de vouloir faire de la presse et d’amener les sujets que l’on veut?

GLC: [...] Si on a le luxe de choisir où on travaille, choisissons là où ça nous parle, parce qu’on engage notre âme dans ce métier. On ne fait pas les 3-8, où quand on rentre c’est terminé et on passe à autre chose. Je pense que pour bien faire ce métier, il faut le vivre h24, y être tout le temps, et y mettre un peu de son cœur à chaque fois. Et moi, je ne mets pas mon cœur dans un groupe qui ne me convient pas idéologiquement.

 

Léandre: D’accord. Donc, vous l’avez rappelé, mais je pense que c’est peut-être plus simple pour nous, et pour le retranscrire à nos camarades, mais ça veut dire que quand on est journaliste, il y a aussi un choix à faire et un équilibre à avoir entre équilibre financier, parce que ça se voit que vous êtes rentables, et indépendance et choix des informations. 

GLC: Je pense que les groupes de presse et le pigiste tout seul chez lui sont face au même problème. Vraiment, je pense que c’est le même problème: remplir un frigo, et faire ce que je crois juste. Et avec un peu de bol on arrive à faire les deux en même temps.     

 

Léandre: Vous avez évoqué les pigistes. Je sais qu’il y a quelques années, quand j’avais fait mon stage de 3ème, on m’avait dit qu’une grande partie [des journalistes] était pigiste. C’est une forme de journalisme qui est assez précaire, par moment, assez difficile?

GLC: 100% de mon service est en CDI. Je pense que Le Monde est assez exemplaire. Alors peut-être que le syndicat national des journalistes ne serait pas d’accord avec moi, mais je pense qu’on est assez exemplaire, on titularise beaucoup, parce que pour bien travailler, il faut se sentir en sécurité aussi. Il y a certains pigistes avec qui on travaille qui sont des pigistes par choix. C’est-à-dire des gens qui ont des expertises très particulières, des spécificités, des genres journalistiques qui font qu’ils sont assez recherchés, et qu'ils ne manqueront jamais de boulot. Jamais ils n’accepteront un CDI nulle part, parce qu’ils préfèrent choisir leurs médias en fonction de leurs sujets etc. Là, moi c’est le seul recours que je fais aux pigistes, dans les emplois ici rédactionnels, écrivains. Et après il y a tous les journalistes non-écrivains, ça c’est plus compliqué. Les correcteurs, il y a beaucoup de pigistes, les directeurs artistiques, enfin les maquettistes, beaucoup de pigistes, l’édition, beaucoup de pigistes, et ça, c’est un autre problème. C’est un vrai problème de moyen, de choix, de précarisation du métier, et là, je ne vais pas vous mentir, c’est un vrai problème.

Léonie: Qui lit encore le journal papier aujourd’hui? Est-ce que vous avez des chiffres?

GLC: Il y a 200 000 personnes qui lisent Le Monde à peu près tous les jours, ce qui est quand même pas mal. Et trois fois plus qui lisent Ouest France. Pour que vous vous fassiez une idée, le journal papier, il n’est pas mort. Surtout en presse quotidienne régionale, le journal papier n'est pas mort. Moi je crois énormément au papier, je suis éditrice de formation. Moi, je crois énormément au papier. Ça restera notre navire amiral. Quand bien même, peut-être qu’un jour notre modèle économique ne sera plus là, ce n’est pas ça qui fera vivre le groupe, ce sera lemonde.fr, ce sera tous les relais. Mais, ce sera notre vitrine, le journal. Le voir en kiosque, Le Monde, c’est hyper important. BFM, le soir, quand ils font leur revue de presse, ils montrent la Une du Monde, ils ne montrent pas la Une du monde.fr. C’est une manière permanente de hiérarchiser l’info. Le problème des purs players, ou de l’info purement numérique, c’est que l’on n’est pas contraint à hiérarchiser. Nous, demain, je n’ai que trois pages politique, et mes rubricards, ce matin, ils m’ont proposé 14 papiers. Je suis obligée de choisir, qu’est-ce que je mets en gros, qu’est-ce que je mets en petit. Choisir et hiérarchiser, c’est le B-A-BA, et il n’y a que le print (journal papier) qui nous force à ça. Et je ne sais pas si on arriverait à se forcer à ces contraintes là…Des journalistes purs numériques, ils sont capables de faire 14 000 signes sur un sujet dont tout le monde se fout, mais parce qu’il n’y a pas de limite. Et est-ce que les lecteurs ont envie de lire 14 000 signes? Non. Et sur du print, il n’aurait pas la place, donc il sera obligé de hiérarchiser, d’être concis, c’est quoi la tête, c’est quoi le pied, c’est quoi ma 1ère page, c’est quoi ma 2ème page, c’est quoi ma manchette. Tous les matins, on est obligé de se poser toutes ces questions-là. Et il va falloir qu’on trouve un moyen de se les poser aussi sur le numérique. 

 

Léandre: Pour revenir au journal écrit et au journal en ligne, c’est deux façons de travailler différentes, et…

GLC: Ça ne devrait pas!

Léonie: Ah oui? 

GLC: Mais ça l’est, t’as raison. 

Léonie: Pourquoi deux manières de travailler différentes? 

GLC: Déjà, ce ne sont pas les mêmes journalistes. Lemonde.fr, c’est devenu une porte d’entrée. Déjà en recrutement, c’est des jeunes, beaucoup, pas que., et c’est du temps réel. Donc ils travaillent avec l’AFP, ils ne font pas forcément beaucoup de terrain. Donc ce n’est pas le même métier puisqu’eux font de l’actu temps réel. Alors que nous on fait du terrain, on fait de l’enquête, on fait de l'analyse, jamais on ferait un papier sans avoir rencontré les gens. Donc oui, c’est une manière différente de travailler. Mais ça ne devrait pas être le cas. Il fut un temps, lemonde.fr, ou n’importe quel site internet en France d'information généraliste, n’avait pas de correcteur, n’avait pas d’éditeur, “allez on envoie”, “allez on envoie”, il fallait faire du chiffre, du chiffre, et maintenant on s’est rendu compte qu’il fallait faire de la qualité, on a des correcteurs, on a des éditeurs, on s’est rendu compte qu’il fallait réfléchir à tout. Moi, dans mon monde idéal, on pense que au monde.fr, et après on construit Le Monde sur ce que l’on a fait, mais on ne pense qu' au numérique, et on va dans ce sens là. On est web first, et c’est la stratégie du journal depuis 10 ans, et ça commence à prendre. 

 

Léandre: On en revient au format et aux façons de se renseigner. Je vous ai parlé du baromètre La Croix counterpublic.com, ce même baromètre parlait des façons de s'informer en fonction des tranches d'âges. Donc on voit qu’il y a une grande différence entre ceux qui ont moins de 35 ans et ceux qui en ont plus, avec 2% par la presse écrite chez les moins de 35 ans et 7% chez les plus de 35 ans, donc il y a un certain délaissement des médias traditionnels. Et puis c’est pareil pour la radio, même si elle fait des chiffres un peu plus élevés. Par contre, la télévision est là où il y a le plus grand gap, vous avez parlé des chaînes d’info en continu, à qui pensez-vous que s'adressent ces chaînes?

GLC: À plein de monde. Moi je pense que c’est la télé qu’on allume dans les bistros, qui est toujours en fond sonore. 

Léonie: Ça fait penser aux hôtels. C’est toujours dans les hôtels, les chaînes d’info en continu. 

GLC: Mais oui. Je sais pas/ Je n’ai jamais la télé en plus, donc je suis hyper emmerdée. Je sais pas, je ne connais pas leur business plan. À la fin, je pense que ça s'adresse à tout le monde, en vrai. On a tous regarder BFM cette année, au moins une fois. 

Léandre: Oui. Au final, c’est un peu, comment ils s’adaptent ou comment ils arrivent à capter l’information, parce que les exemples que vous avez cités toutes les deux, c’est des personnes qui ne se concentrent pas forcément sur un moment précis, sur un sujet, comme quand on lit un article, où on est obligé d’être concentré. Alors que sur BFM TV, on peut écouter d’une seule oreille en faisant autre chose en même temps, et l’information arrive au fur et à mesure. 

GLC: Après, France Info l’écouteur ça marche aussi, et pourtant le relais de croissance est meilleur chez BFM. Donc effectivement, on peut se poser la question, c’est quoi le… Mais dans tous les lieux publics, il y a des chaînes d’info en continu aussi. Après, là où je vais contredire tout ce que je vous ai dit auparavant, il y a un attentat à Paris là maintenant, on se promène dans la rédac’, on a tous des télés au-dessus de nos bureaux, BFM partout. Vous pouvez en être sûr. Demandez à tous les services du Monde. Si il se passe quoi que ce soit d’énorme, dans les 10 prochaines minutes, le temps qu'on sorte, ils auront tous allumés BFM, et moi la première. Parce qu’ils ont une espèce d'instantanéité, de réactivité, dont on est un peu jaloux. Nous on préfère être les meilleurs, eux ils préfèrent être les premiers. Quand on est les meilleurs, on a besoin de savoir ce que font les premiers.  

Léonie: C’est beau. 

Léandre: C’est vrai, c’est une bonne façon de résumer la façon dont vous…

GLC: Nous, on préfère perdre 5 minutes, et que notre information soit béton. Voilà, et on va perdre potentiellement du flux. C’est pas grave. On sera les meilleurs quand même. Non, on ne sera pas les meilleurs, on sera les plus carrés quoi. Moi, là on parle de confiance. Là pour moi c’est un vrai enjeu de confiance. Je veux que le lecteur qui n’a pas confiance en moi, il va cliquer sur mon alerte Le Monde, je ne veux pas qu’il dise “alala, ils ont été plus rapide que les autres”, je veux qu’il aille sur Le Monde en se disant “Il y a un brouhaha autour de moi, je veux avoir une source d’information fiable, qui me fera le tri de tout ce que j’ai vu et je ne sais pas ce qui est vrai ou pas”. Et quitte à ce que le papier arrive 1 heure, 1 jour, 1 semaine après, quand je cliquerais dessus ou que j’ouvrirais mon journal, et bien j’aurais confiance. C’est ça l’enjeu pour nous, de devenir une référence de confiance chez les jeunes. Parce que les vieux, ça y est, on est l’institution, on le sait quelle est à peu près la confiance. C’est chez les jeunes qu’il y a un vrai enjeu.       

 

Léonie: Et, pour gagner la confiance des jeunes, c’est grâce aux réseaux sociaux. 

GLC: Notamment. Mais, pour moi, c’est grâce à la qualité de notre travail, vraiment. Si tu as lu Le Monde tous les jours pendant 10 ans et que tu n’as jamais rien lu de faux, tu vas te dire “Le Monde, c’est vrai”. Non? 

Léonie: Oui. Mais, pour capter les jeunes et pour qu’ils aient confiance…

GLC:... il faut  qu’ils croisent les articles sinon, oui, bien sûr..

Léonie: C’est là que ça se joue aussi… 

GLC: C’est là que Tik Tok, Snapchat, Facebook, Instagram, Twitter… et même la revue de presse BFM, elle est importante pour nous. Que ce soit la Une du Monde qui s’affiche, nous on sort le matin, donc en plus on a pas de concurrence sur notre créneau, que Pascal Praud montre la Une du Monde, c’est bon pour nous.

(Partie 1)

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