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Interview de Gwennoline Le Cornec, cheffe-adjointe du service Politique au journal Le Monde (Partie 2)

Mardi 25 octobre 2022, à l'occasion de la Semaine Mondiale de l'Éducation aux Médias et à l’Information (du 24 au 31 octobre) et de la Journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre des journalistes (le 2 novembre), Léandre du pôle Presse et Léonie du Canari sont allés interviewer la journaliste Gwennoline Le Cornec. Cela a été une expérience très enrichissante qu'ils souhaitent partager avec vous à travers la transcription écrite de leur interview dans les locaux du Monde, dont la réputation n'est plus à faire!

 

Merci beaucoup Madame Le Cornec pour le temps que vous nous avez consacré! Cette (longue) interview a été un réel plaisir pour nous. Nous avons beaucoup appris sur le métier de journaliste et sur la paysage politique actuel. Nous espérons que vous serez aussi heureuse que nous de lire ces lignes qui sont celles de notre échange.

Bien à vous

Léandre Saussay et Léonie Delahoutre

Retranscription de l'interview: Salomé Chardonnel, co-présidente d'ESPOMUN

Gwennoline Le Cornec, Cheffe-adjointe du service Politique au journal Le Monde

Léonie Delahoutre, Présidente du journal Le Canari (ESPOL)

Léandre Saussay, Responsable du pôle Presse d’ESPOMUN

Au cours d’une discussion précédente, le tutoiement a été convenu. 

 

Gwennoline Le Cornec, cheffe-adjointe du service Politique au journal Le Monde

Léonie Delahoutre, co-présidente du journal Le Canari (ESPOL)

Léandre Saussay, responsable du pôle Presse d’ESPOMUN

Léonie: Moi j’avais plusieurs (questions) par rapport, par exemple après la motion de censure, quand je suis allée sur Le Monde, j’ai vu tout de suite un article sur “l’Assemblée fragmentée”, quelque chose comme ça. Est-ce que vous avez des sujets préparés à l’avance en fonction de ce qu’il va se passer? Je pense par exemple à la Coupe du Monde, c’est bête, mais est-ce que vous aviez préparé une Une si la France gagnait et une Une si la France perdait? 

GLC: Oui. 

Léonie: Comment on envisage? Comment on travaille…? 

GLC: À chaque élection. C’était Trump/ Biden, on avait la Une Trump, la Une Biden. Alors, nous on est pas un journal de Une, mais à Libé, il y avait clairement les Unes finalisées. Merkel, pareil. Sarko, pareil. On prévoit plan A, plan B. Et là, l’article que tu as vu après les motions de censure, en fait, si je me souviens bien c’était moi de perm’ ce week-end, c’est le papier qu’on a publié le lundi matin, en avant-papier des motions de censure. En fait, on a pu constater que les motions de censure avaient fragmentées, la majo en l’occurrence, avant même… on le savait, ça c’est facile. La motion de censure, elle ne passait pas. Elle est passée beaucoup plus près que ce que je pensais, comme quoi on est toujours un peu surpris, mais, elle ne passait pas. Et donc, ok, elle ne passe pas, mais quand même, ça veut dire quoi?... que la majo, elle n’est pas d’accord, que… Tu vois? On peut l’anticiper, et auquel cas, c’est du super contenu à tirer en analyse très très chaude. 

 

Léonie: D’accord. Comment, aujourd’hui, tu te définirais en tant que journaliste? Si tu devais te donner une définition du journaliste, en fonction de ton travail, ta vision? 

GLC: Elle a un peu changé. La politique, c’est vraiment très particulier. À la base, il y a 10 ans je t’aurais dit, c’est celui qui a le droit d’aller là où personne ne va. Parce que j’ai commencé en presse régionale, où c’était vraiment, je me souviens être allée en haut d’une éolienne, et m’être dit “Quelle chance j’ai d’être en haut d’une éolienne!”. Personne ne va jamais en haut d'une éolienne. Et tu peux aller là où c'est fermé pour le reste des gens pour leur raconter comment c’est. La politique, c’est encore autre chose, parce qu’on ne fait pas tellement de reportages, on ne va pas en haut d’une éolienne. Mais par contre, on va aller expliquer, c’est quoi le dessous des éoliennes. On va te dire quel est le lobbying dessous, pourquoi le RN fait du populisme anti-éolienne, pourquoi Macron a fait un énorme plan éolienne alors que finalement, il était pro-nuc [nucléaire]… les dessous, quoi. Raconter les dessous. Être un peu parano tout le temps. On est pas complotiste, mais on le cherche, le complot, juste au cas où il serait sous notre nez et on ne l’aurait pas vu. Et tirer un fil. Tu m’as demandé "un mot", je t’en ai donné 20, mais bon…  

 

Léonie: Non, mais même pas un mot, juste une définition qui selon toi, Gwennoline, devrait être dans le Larousse? 

GLC: Celui qui tire le fil.

Léonie: Et le mot qui représenterait le métier de journaliste, ce serait l’honnêteté?

GLC: L’honneteté? 

Léonie: Oui.

GLC: Ça c’est l’objectif. 

Léonie: D’accord. 

GLC: C’est une fouine en vrai le journaliste. C’est une fouine. On est là pour les faire chier, et les faire chier tous au même niveau. C’est justement là que l'honnêteté arrive. Le problème c’est si j'en fais chier un et pas l’autre. Si je les fais tous chier, je suis honnête. Si j’en fais chier un et pas l'autre, je suis partisane. 

Léandre: Donc c’est un peu une forme de scepticisme des fois? 

GLC: Ah toujours. On se méfie toujours. Ne jamais rien avaler au premier degré. La comm' est tellement partout, tellement tout le temps. On ne fait pas le même métier. Tu sais, moi j’ai un DUT information-communication, ça m'énerve, c’est tellement pas la même chose. 

Léonie: Communication et journalisme pour toi c’est complètement différent? 

GLC: En fait, les communicants, leur but c’est de nous faire avaler des trucs que nous on ne veut pas avaler. Donc, c’est marrant d’être formé ensemble, parce qu’on va être amené à se croiser, mais notre objectif, clairement, c’est l’inverse, il est antinomique. Lui, il veut me faire croire ce qu’il est en train de me dire, et moi, je veux comprendre pourquoi il veut me le faire croire. 

 

Léonie: Est-ce que c’est facile au Monde, ou dans n’importe quels journaux, d’évoluer et de changer? Par exemple, là, t’es cheffe-adjointe au service Politique, est-ce que tu pourrais être cheffe à la rubrique Internationale?             

GLC: Moi il s’avère que je suis un peu jeune déjà pour mon poste. Et moi, mon objectif c’est de retourner en rubrique justement. Aller sur le terrain, là, pendant 6 ans, peut-être 10. Il y a 400 rubriques dans ce journal, c’est génial. Tu peux suivre la mer, tu peux suivre l’immigration, tu peux suivre LR, tu peux suivre le théâtre vivant, enfin le spectacle vivant, je veux dire, quel luxe. Sur 40 ans de carrière, tu changes à peu près tous les 4-5 ans, t’imagines le nombres de sujets dont tu peux devenir vraiment expert? L’énergie! Là les postes qui sont à pourvoir en ce moment c’est justice, religion, énergie, transport, tout ça est passionnant, il n’y a rien de chiant là-dedans. Donc ce serait trop dommage de passer mon temps avec les chefs à plumes, à faire des réunions. Après c’est génial d’être chef, tu vois comment les rouages tournent, tu t’occupes de ton équipe, tu joues sur la ligne éditoriale, c’est génial! Mais, il faut faire des allers-retours sur le terrain. On avait Luc Bronner qui était notre directeur de la rédaction pendant longtemps, il a dit, “Là maintenant, je suis en train de m'assécher, j’ai besoin de retourner sur le terrain pour ne pas me… on vit à Paris. C’est important de retourner sur le terrain, on est plus bon chef au bout d’un moment. Et ça tourne vachement. 

Léonie: C’était ça la question, est-ce que c’est toujours la même personne à la même rubrique? Disons que tu es cheffe, tu vas toujours être cheffe? Ou tu vas pouvoir tourner? 

GLC: Oh non, il faut tourner! Et en plus, honnêtement, le rythme, il est infernal. Moi, ça va, j’ai encore la pêche, mais je ne fais pas ça 10 ans. Je peux pas, c’est pas possible. Nos conditions de travail sont géniales, mais l'investissement est hallucinant. T’as jamais vu ça.

Léonie: Vous finissez à 22h, c’est ça? 

GLC: Oui. 

Léonie: Donc déjà, 6h-22h, c’est pas possible…

GLC: On est plusieurs, on tourne et tout, mais des fois on est tout seul. Et donc oui, des fois, pendant les vacances scolaires c’est du lundi au dimanche, de 6h à 22h. Et après tu rattrapes, et après tu récupères, parce qu’on est un journal… on a plein de RTT, des vacances. Moi je les cumule, je les cumule, et un jour je partirai 6 mois. Mais en ça, évidemment on est soucieux de ça, on ne peut pas faire la leçon en permanence aux autres sur comment ils traitent leurs salariés, et après traiter mal les nôtres. Mais, l’actu chaude, c’est même pas que tu ne peux pas prendre des vacances, c’est que si tu n'es pas dedans, t’es plus bon. Pour être bon, il faut être dedans, ne jamais lâcher. Une semaine de vacances, ça se paie pendant 3 jours, parce que “ah le temps que j’ai été en vacances, je n’ai pas vu ça”, c'est hyper dur de décrocher en vacances, c’est une maladie au bout d’un moment le journalisme.

 

Léonie: En ce moment, dans la période à laquelle on vit, en plus, il se passe un truc tous les jours. On a vécu si peu de choses en si peu de temps, le covid, la guerre en Ukraine, tout se précipite, la guerre en Ukraine, Macron, Le Pen juste derrière en terme politique, l’écologie, il y a tellement de choses…

GLC: Et bah moi je vais te dire un truc, depuis que je suis là, donc je pense que ça fait 12 ans, ça ne s’est jamais arrêté. Fukushima, des élections plus folles les unes que les autres, combien, 25 attentats sur le territoire français, ça ne c’est jamais arrêté. Moi depuis que je suis dedans… Il y a enfin l’été, on est peinards, et bim! L’affaire Benalla, attentat à Nice, le PLFR (Projet de loi de finances rectificative) qui traîne jusqu’au 15 août ou menace de dissolution. C’est jamais calme. Vraiment, il y a toujours un truc qui chasse l’autre. Pour le coup, les chaînes d’info en continu ont, je pense, leur responsabilité, parce que tout devient un gros événement, et un événement chasse l’autre, là où avant, peut-être qu’on triait un peu plus ce qui faisait la Une, ce qui ne faisait pas la Une. Nous on essaye de faire attention à monter quand ça vaut de monter. Tu vois la polémique sur les jets? Est-ce que ça méritait une semaine de machette? Non. C’était une proposition de Beaune, ça valait un papier, mais…

Léonie: Mais comment on classifie l’information? Comment on dit, les jets, c’est pas important…

GLC: Non, ce n’est pas que ce n’est pas important. Il faut le traiter en démêlant la comm qu’il y a derrière. Mais ça ne fait pas une manchette. 

Léonie: D’accord. Mais comment on décide si ça fait une manchette ou pas? 

GLC: L’expérience. Je pense qu’il y a des trucs qui m'auraient hyper excitée…Tu vois, on s’est posé la question hier: le RN vote la motion de censure LFI, est-ce qu’on fait une alerte? On s’est posé la question entre nous, sur WhatsApp, est-ce qu’on la fait, cette alerte? Certains disaient “ah oui, c’est quand même fou!”, et d’autres disaient “ Attention, on est hyper popole là, les gens qui ne suivent pas, il vont se dire qu’on est en train de renverser le gouvernement”. Et c’est vrai ça, je n’y avais pas pensé. Si je fais une alerte Le Monde à tout le monde, parce qu’on fait des alertes ciblées pour ceux qui adorent la politique, et des alertes pour tout le monde, donc j’ai dit, faisons une alerte ciblée, comme ça, ceux qui suivent vont voir que c’est quand même fou, mais ils ne vont pas confondre que le gouvernement est en train de tomber. Tous les jours on se pose se genre de questions, quelle grandeur tu donnes à chaque événement? Et c’est super important. Marine Le Pen qui fait une proposition de loi pour qu’il y ait des allocations familiales pour les propriétaires de chiens et de chats. Pourquoi elle le fait? Pour qu’on fasse tous une alerte ou pour que le Huff Post et… Et nous on s’est posé la question. Est-ce qu’on fait un "Temps 1" et on met un petit push là-dessus? Parce que quand même, elle est ridicule. Mais oui, mais c’est exactement ce qu’elle cherche. Et elle va passer 5 ans à faire ça, ce que nous on appelle le carpet bombing, le tapis de bombes. Elle va passer 5 ans, elle connaît très bien les médias Marine Le Pen, c’est eux qui l’ont construite, elle les connait très bien, ne jouons pas son jeu. Réfléchissons à chaque fois, est-ce que c’est de la comm, ou est-ce que c’est de la politique? Là c’était de la comm. 

 

Léonie: Et donc, est-ce que Emmanuel Macron c’est un très bon communiquant? 

GLC: Ah évidemment. 

Léonie: T’es d’accord avec ça? 

GLC: Oui. Oui, c’est un bon communiquant. Demain soir, l’émission France 2, c’est extrêmement casse-gueule. Très bonne idée. Très bonne idée. Face aux Français, Caroline Roux en plus elle est très bonne, elle à l’air d’être incisive mais elle ne le met pas trop en danger. Le format. Il a fait quelques gros coups, et même les macronistes en général, Jebari, sur Tik Tok, c’est devenu une star du net. Tu vois? Le mec est Ministre des Transports. Il te fait marrer, tu l’adores, t’as un avis sur Jebari. T’as un avis sur Attal. Parce qu’ils savent communiquer. Jebari, normalement, mon neveu de 14 ans, il ne sait pas qui c’est, mais il a un avis sur Jebari maintenant.

Léonie: Je le connais, mais concrètement, pour la politique et pour son ministère, je ne sais pas ce qu’il a fait, à part relancer les trains de nuit, un peu. Mais je l’ai su grâce à Tik Tok.

 

Léandre: Justement, avec les politiques qui peuvent maintenant faire de la communication pour toucher une audience plus grande, les jeunes, sans forcément passer par vous, les journalistes, qui avez une sorte de filtre, un scepticisme et un recul par rapport à ce genre de choses, est-ce qu'à terme, vous pensez que, avec l'avènement des chaînes d’info en continu, il peut y avoir une américanisation des médias? Avec par exemple Les Républicains qui ont Fox News, les Démocrates qui ont plutôt CNN. Est-ce qu'en France on arrive à résister à ça, ou est-ce que vous, vous le voyez venir?

GLC: Est-ce que tu penses que CNews est une chaîne neutre?

Léonie: Non. 

GLC: Sachant que la neutralité n’existe plus en journalisme. Est-ce que ce n’est plus déjà le cas? Est-ce que ce n’est pas Arte pour les gauchistes, CNews pour les droitards? 

Léandre: C’est un peu le cas, mais je sais que nous, quand on nous parle des médias à Espol, ou quand on nous parle de leurs rôles, on donne beaucoup les États-Unis comme exemple, avec les médias qui sont très proches des partis politiques, et qui sont parfois plus des porte-voix.  

GLC: On en est pas là, c’est vrai. 

Léandre: C’est plutôt pour ça que je vous posais la question. Après c’est vrai que certains médias, c’est vrai aussi pour les journaux, sont parfois… 

GLC: Libé est à gauche, Figaro est à droite, Le Point est à droite… 

Léonie: Pour moi, dans mon esprit, Le Monde était plutôt centre-gauche.

GLC: Et bien, je ne répondrais pas à cette question. C’est-à-dire que que je veux être qualifiée de droitarde par les gauchistes et de gauchiste par les droitards. Nous, en ce moment, on se fait taper par les macronistes, la NUPES, le RN, LR, et c’est que tout va bien. Le jour où on ne se fait taper plus que d’un camp, c’est qu’on a merdé et qu’on s’est oublié quelque part. C’est hyper important. Pour moi hein, Le Monde, c’est le journal institutionnel. Donc on ne doit être pas à gauche, pas à droite, c’est hyper important. En fait, tout est question de contrat de lecture. Quand on ouvre un roman, c’est comme quand on ouvre un journal, on a un contrat de lecture avec l’auteur. On sait qui il est, on sait si c’est un homme ou une femme, on sait à quelle époque il a écrit, et il y a écrit “roman”, “autobiographie”, “biographie”, “roman historique”, “essai”, le genre est là. Moi j’ai un contrat de lecture avec mon lecteur, qui est plus ou moins officiel, écrit ou pas, et je peux tout lire, mais moi je lis Valeurs Actuelles, je lis même 20 Minutes, il n’y a pas de problème, je veux savoir d’où les gens parlent. À partir du moment où je sais d'où tu parles, on peut discuter pendant des heures. Le problème, c’est quand on est pas clair sur d’où on parle. C’est, un journal qui se voudrait neutre, alors qu'en fait il est de gauche depuis toujours. Libé arrive demain en disant “Ah non mais nous on a jamais fait la campagne de personne”, il y aurait une perte de crédibilité énorme. Il faut assumer son contrat de lecture avec le lecteur, et le tenir. Moi, mon contrat de lecture avec le lecteur, c’est de n’être ni de gauche, ni de droite, j’ai des valeurs, moi le journal Le Monde. C’est quoi les valeurs du Monde? L’ Europe, ça c’est un truc qu’on a jamais dévié. Les valeurs du journal Le Monde c’est: europhilie. Depuis la construction européenne, depuis la CECA, Le Monde défend l’Europe, c’est son truc. Et quand on arrive au Monde, il faut qu’on soit d’accord avec ça aussi. Et donc, un parti frexiteur ne sera jamais traité à la même enseigne qu’un parti europhile, c’est comme ça. On est contre les discriminations, les inégalités [...] et peut-être que l’on va réfléchir à est-ce que Le Monde doit être un journal qui s'engage pour la transition écologique. Peut-être que ça fera partie de notre contrat de lecture avec nos lecteurs dans les prochains mois ou les prochaines années, auquel cas, on le formalisera. On écrira un “à nos lecteurs”, et sur Le Monde et vous, qui est notre rubrique de liaison entre nous et nos lecteurs, on l’écrira, il y aura “Désormais, Le Monde s’engage…”, mais on l’écrira, on le formalisera. Tout ça est contrat de lecture. 

 

Léandre: Ça veut dire que le scepticisme ou la prise de recul par rapport à la communication politique qui est derrière, ce serait un contrat de lecture que vous, en tant que journal et journaliste, vous faites avec votre lecteur? 

GLC: Oui.                         

Léandre: Et en tant que journaliste et média, vous ne pouvez pas être neutre, mais c’est plutôt, d’où on part, et ou est-ce que l’on amène les choses?

GLC: Oui. 

Léandre: Donc, dans le cas américain, ça veut dire que leurs points de départ, et la manière dont ils veulent amener les choses sont tellement similaires à ce que font les partis qu’au bout d’un moment, ça se confond? Ce serait plutôt ça? 

GLC: Sans doute. Mais est-ce que le contrat de lecture de Fox News n’est pas très clair? Il est très clair. Fox News, c'est la chaîne des trumpistes. Et je pense que n’importe qui, aux États-Unis, qui allume Fox News, sait ce qu’il va trouver. Et donc quelque part, je n’ai pas grand chose à leur reprocher, si c’est dans le contrat de lecture. Je ne suis pas spécialiste des médias américains, mais je pense que le contrat de lecture est assez clair. 

     

Léonie: Mais aujourd’hui, en France, pour tous les journaux, le contrat de lecture, il est clair. 

GLC: Je pense. À peu près. Après, il varie. Il peut… Le Figaro, du fait qu’ Éric Zemmour ait été l’un de leurs anciens journalistes, ils ont un peu pataugé au début de la présidentielle. À quel point on prend de la distance? Et je pense qu’ils se sont posés la question, c’était quoi leur contrat de lecture avec leurs lecteurs.

 

Léonie: Et donc même avant, tu n’embaucherais pas quelqu’un qui a une carte dans un parti? 

GLC: Ah non! Et vraiment, je lui dirai “Mais pourquoi tu postules au Monde?”. On a des anciens de l’Huma[nité] ici. Mais ils ne sont plus encartés. Et je ne sais pas si aujourd’hui, on les embaucherait. Je ne dis pas qu’on ne les embaucherait pas, mais il faut 1 000 pincettes, il faut penser contre son camp, et est-ce qu’un militant peut penser contre son camp? Je ne suis pas sûre.

 

Léonie: Est-ce que tu te vois au Monde pour la fin de ta carrière journalistique?

GLC: Je ne sais pas. Et, ce ne serait pas Le Monde le problème, c'est que je suis bretonne, et que peut-être qu’un jour j’aurai envie de rentrer chez moi. Mais, ce ne serait pas Le Monde le problème. Oui, si Paris arrive à me convaincre de rester à Paris, je ne trouverai jamais mieux en France. C’est le meilleur, enfin, je suis très fière de travailler ici. Le poids de l'institution, des fois il pèse lourd sur les épaules, mais je suis très très fière de travailler ici.                                 

                          

Léandre: On a évoqué, parfois de façon un peu implicite ou détournée, le lien entre les journalistes et les lecteurs. Vous avez dit que vous, au final, au moins vous êtes parisiens, vous êtes avec des gens qui ont le même contrat de lecture, donc une base commune. Nous, en cours, on nous a parlé de l’affaire de l’amiante, qui a mis du temps à remonter parce qu’il y avait une grande distance entre les journalistes et ceux qui étaient en train de promouvoir ou de répandre ce problème dans la société. Est-ce que, pour revenir sur le point de départ sur la méfiance, ça peut être un point ou, parce qu’on sait que c'est des gens qui vivent dans un cadre géographique assez restreint avec des problèmes moins relayés. Je ne sais pas si c’est très clair..

GLC: Je pense que je vois l’idée.

Léandre: Parce que quand on nous a parlé de l’amiante, on a mis ça en contraste avec le problème du VIH, avec une communauté gay qui était très centralisée à Paris, et très proche du milieu journalistique.  

GLC: Et d’ailleurs, ça a quand même pris des années avant d'être traité convenablement. Ça n’a pas suffit à ce que le sujet soit traité comme il le méritait. Et ça c’est reproduit sur la variole du singe il y a 6 mois. Donc pas besoin d’aller aussi loin, le traitement médiatique de la variole du singe montre qu’il y a un vrai problème de représentativité dans les médias.                                     

Léonie: C’est vrai que ça me fait penser, on est a tellement entendu parler rapidement de la variole du singe, et c’est retombé si rapidement, que je n’ai pas entendu la fin de l’histoire.   

GLC: C’est vrai, mais c’est souvent le cas en fait. Il y a un bon exemple, c’est les Gilets jaunes. Les Gilets jaunes, chaque journal a eu sa manière d’appréhender le sujet. Nous, je trouve qu’on a eu un bon traitement grâce à une journaliste du Monde, qui a vu le truc venir, et qui dès le premier jour s’est dit “je vais aller camper sur les ronds-points pour voir qui sont ces gens, et quelles sont leurs revendications”. Il y a  beaucoup eu une prise de distance de la part des journaux parisiens, de se dire “c’est quand même des gros beaufs, leurs revendications, elles sont pas très claires”. Non, mais c’est un point de vue de bourgeois parisiens, c’est normal. Alors qu’en vrai, c’était très multiforme les gilets jaunes, il fallait aller le raconter. Ça a bloqué la France pendant des mois, il y a eu des vraies revendications politiques à la fin, c’était un évènement. Il fallait aller sur les ronds-points le raconter. Si on restait derrière nos bureaux, à regarder BFM, et bien on ne captait pas le mouvement. Et il y a deux solutions pour moi, c’est notre réseau de correspondants en France, qui sont 45, ils vivent à Rennes, Quimper, je prends que des exemples bretons, mais dans toutes les villes de France on a des correspondants régionaux, départementaux. On a un réseau dont on peut être très fier, c’est quelqu’un qui s’en occupe, et elle bosse beaucoup. Ça, ça nous aide à, tous les jours, moi j’ai quelqu'un qui m'appelle loin de Paris, et qui me dit "Tiens, il se passe ça chez moi, est-ce que tu penses que ça vaut un papier?”. Et après c’est à nous de dire “Non, là c'est encore un peu trop local pour le moment”, ou “Ouais, grave, ça a une vraie résonance nationale”. Ça c’est la première solution pour ne pas être trop aveuglé, c’est les mecs sur place. Je ne sais pas si ça aurait réglé l’affaire de l'amiante, mais peut-être que si on avait eu quelques usines du Nord, ou de la Corrèze qui disaient “Putain, il y a des cancers dans ce coin là, les experts nous disent que…”, on aurait peut-être pu remonter l’information plus vite. Et ensuite, il y a une sorte de mixité sociale, qui est assez nouvelle. Mais quand je dis nouvelle, c’est que moi, à ma petite échelle, je vois la différence. Il fut un temps, Le Monde, c’était un journal très masculin, très parisien, très bourgeois. C’est de moins en moins le cas. Ça ne veut pas dire que c’est devenu l'antichambre de FO [Force Ouvrière], mais quand je te parlais tout à l’heure de la mixité d’opinion, il y a des gens de gauche, de droite, et ça c’est assez nouveau. C’est en allant chercher des profils différents, d’origines sociales, ethniques, religieuses, sexuelles différentes, qu'on aura les bonnes antennes. Il y aura toujours au moins un journaliste dans cette rédac’ qui aura la bonne grille de lecture sur un événement que l'on a pas vu venir.  

 

Léandre: D’accord. Donc pour répondre aux critiques sur la distance qu’il peut y avoir entre les journalistes et nous en tant que lecteurs, ce serait au final, à vous de faire l’effort de vous diversifier. 

GLC: À fond. 

Léandre: Géographiquement, mais aussi…

GLC: Socialement. 

Léandre: Socialement en interne. Oui, voilà!   

GLC: Le week-end quand je rentre chez ma mère, je dis que je vais en circo, et bien, on est tous… on est plein de provinciaux ici, et ça c'est très nouveau, on rentre chez nous le week-end, ou de temps en temps, et on se rend compte que, par exemple, la dernière fois que je suis allée en Bretagne, les gens ne parlaient que de carburant. C’était 100% des préoccupations des gens. Ici, personne n’a de bagnole, je suis la seule. Comment on peut capter que la France est en crise de carburant, vu que tout le monde est à vélo ici? Pour ça il faut aller en région, pour ça il faut aller chez nous, pour ça il faut aller chez les gens qui ont besoin de faire 50 bornes pour aller au boulot tous les matins. On ne capte pas ces gens-là.    

 

Léandre: Donc, de ce que je vois, il y a une vraie volonté au Monde, mais vous dites que ce n’est pas forcément le cas dans tous les journaux, de se rapprocher des préoccupations qu’on a sur le terrain. 

GLC: Ouais. Mais c’est un vrai débat ici. Pour certains, ce n’est pas leur rôle, nous on est là pour l’analyse, la grandeur, et hauteur de vue. Et ça se discute, franchement ça se discute. Il y a même quelqu’un qui m’a dit une phrase quand je suis arrivée au journal, qui m’a dit “ C’est bien la mixité sociale, mais moi je trouve que ce n’est pas une bonne idée. On s’adresse au bourgeois, ça doit être écrit par les bourgeois”. Et franchement, ça se discute. Peut-être qu’on se déconnecte du lectorat, alors, pas du lectorat du monde.fr, mais peut-être qu’on se déconnecte du lectorat du Monde papier. En faisant du Gilet jaune tous les jour, peut-être que notre lecteur traditionnel, un homme très diplômé avec un grand pouvoir d’achat, peut-être que le fait que son journal de référence fasse des doubles pages avec photos sur le mouvement des Gilets jaunes, peut-être qu’il s’est senti trahi à son tour. Mais, j’en sais rien, c’est des vrais sujets qu’il faut qu’on ait en interne, qu’on discute, on fait des comités de rédactions passionnants où on s’écharpe la gueule, mais j’adore. C’est comme ça qu’un journal est vivant, il n’y a rien dans le marbre. Si vous revenez l’année prochaine, peut-être que j’aurai changé d’avis sur plein de choses.    

 

Léonie: Vous parlez de mixité sociale, en disant que c’est écrit par des hommes et pour des hommes. Est-ce que la place des femmes a évolué depuis la création du journal? Est-ce que dans le journalisme, tu sens encore qu’il y a une sous-représentativité des femmes, qu’il y a des femmes journalistes qui sont peut-être moins acceptées, moins embauchées que les hommes? 

GLC: Il y a encore des rubriques d’hommes, la guerre en fait partie. Le problème, c’est qu’il y a aussi beaucoup d’auto-censure de la part des femmes, mais ça, ça revient à la petite école. C’est est-ce que tu as fait des maths? ou est-ce que tu as fait des lettres? Et la mixité ethnique et religieuse elle est pareille, c'est pas face au CV du Monde que nous on fait le tri. Il y a un nombre colossal de CVs qui arrive de blancs, hétéros, bourgeois, parisiens. C’est normal, la reproduction sociale, elle vient de beaucoup plus loin. Après, on a une responsabilité, aller dans les écoles, pousser les gens à faire des écoles de journalisme, on a une responsabilité, mais moindre que celle de l’Education nationale. Et il y a des rubriques encore exclusivement… la famille, ce sera toujours une affaire de femmes, l’éducation, ce sera toujours une affaire de femmes, la santé, c’est souvent une affaire de femmes, il y a quand même ça qui persiste. En Ukraine, à part Florence Aubenas, parce que c’est Florence Aubenas, on a du mal à envoyer des femmes, parce que, on est encore le fruit de la société. C’est une maman, est-ce qu’elle est… non, mais c’est vrai. Et après, est-ce que ça a changé? Oui. Je ne serais pas à mon poste il y a 20 ans, clairement, surtout pas à mon âge, et avec mon niveau de diplôme. C’est évident que les choses ont changé, qu’elles continuent de changer. Notre directrice de rédaction, Caroline Monnot est une femme. Une de nos chefs de service Eco est une femme, Isabelle Mandraud est une femme, elle est cheffe adjointe du service Inter, la cheffe du service société est une femme, ça a changé. Mais, c’est comme ça, là par contre, il faut un peu pousser. On cherche une femme à ce poste, donc on fait de la discrimination positive, mais ça se discute. C’est ce qui fait qu’on a un Premier Ministre pas chrétien et pas blanc au Royaume-Uni aujourd’hui, c’est que Cameron, il y a 15 ans, il a forcé à faire des quotas au parti Conservateur. Et donc aujourd'hui, t’as 80 femmes, et 20 personnes issues de l’immigration. Et donc tu as le premier Premier Ministre non-blanc du Royaume-Uni. C’est une politique volontariste, au bout d’un moment…              

 

Léonie: Une question qui me vient, comment ne pas tomber, parce que là, ce qui se passe au Royaume-Uni c’est clairement entre le politique et l’international, non? 

GLC: C’est international.

Léonie: Oui, parce que ça touche l’étranger. 

GLC: Nous, on a eu des petites proposition d’analyses second temps, parce qu’on a des journalistes qui sont à 360, qui sont à fond, et j’ai eu des sujets qui m’ont été proposés cette semaine qui sont super sur “comment ce qui se passe au Royaume-Uni peut mettre en danger l'exécutif français?”, mais ce sera toujours des sujets… le petit bout de la lorgnette. Le gros bout, en plus on a deux corres’ [correspondants] qui sont vraiment extras au Royaume-Uni, ils n’ont pas besoin de nous. Ils n’ont pas besoin de nous, Éric Albert et Ducourtieux, ils bossent sans nous.       

 

Léonie: On parlait tout à l’heure des correspondants en France, les correspondants à l’étranger, j’imagine qu’ils sont tout aussi importants, et tout aussi nombreux au Monde?    

GLC: Il faudrait demander à Isabelle en partant, tu lui demanderas. 

Léonie: Mais c’est tout aussi important? 

GLC: Ah oui, on a un énorme réseau. 

 

Léandre: vous avez parlé de l’auto-censure des femmes, de la diversité au Monde, et du fait que vous agissiez dans les écoles…

GLC: Pas assez, mais oui

Léandre: Est-ce que ce ne serait pas aussi la façon dont vous participez à l’éducation aux médias, au Monde? Je sais qu’il y avait Mme Delphine Roucaute…

GLC: Entre les lignes

Léandre: C’est ça, je pensais à ça. 

GLC: Ça c’est important, ça. C’est des journalistes du Monde, parmi nous qui vont dans les classes, c’est bien. 

Léandre: Oui, et puis on sent que chaque journaliste à sa façon d’expliquer son métier, la place qu’a le journalisme dans la société, le regard que doit porter le journaliste sur la société, et comment il arrive à communiquer ce regard à une personne qui au départ ne serait pas attentive à ce genre de problématiques. Je me suis perdu…

GLC: Voir des femmes expertes, parler, ce matin ma rubricarde exécutif, Clara Quinot était sur France Inter pour parler des motions de censure, pour moi c’est vachement important. Moi, quand j’étais petite, j’avais 6 ans, et j’ai dit à ma mère “Je veux être Claire Chazal”. Et je ne serai jamais Claire Chazal, même je ne voudrais pas être Claire Chazal, pour rien au monde. Mais, pourquoi est-ce que c’était important qu’il y ait un présentateur de JT noir sur une chaîne de télé quand moi j’étais en école de journalisme? Parce que je veux qu’un gamin noir il puisse se dire, “je veux être ce mec là”. Et ça joue vachement. On a beau dire… Pourquoi Ariel noire, ça fait tellement débat? Mais parce que la petite fille peut se dire, “Mais moi aussi je suis une princesse Disney”. Et moi j’ai vu une femme, dans ma vision de gamine, être une super journaliste, qui avait la classe, qui ne se laissait pas abattre par des hommes qui essayaient de la faire taire, et je me suis identifiée, je me suis dis, “ je peux être cette femme-là”. Si je n’avais pas vue une seule femme journaliste autour de moi, ou à la télé, je n’aurais pas eu l’idée, parce que ma mère était lingère, enfin, on était dans la pure reproduction sociale et genrée, c’était hyper important. Et moi, j’invite vraiment les femmes de mon service, quand elles peuvent, ça ne fait pas parti de leur boulot, c’est que du bonus, à aller dès qu’elles peuvent, dès que ça les intéressent, “montres-toi!”, “vas dans la classe!”, “ montres que tu peux le faire, qu’elles peuvent le faire!”. Soyons des modèles, en fait, avec toute la responsabilité énorme que ça implique. On en a besoin, on se nourrit comme ça. T’as voulu devenir journaliste parce que tu as vu une femme que t’as admiré qui était journaliste, et moi aussi. Elle ne s’en doute peut-être même pas, Claire Chazal, qu’elle a créé 4000 vocations, mais c’est vachement important. Ça joue beaucoup pour la représentation.                 

Léonie: Est-ce que, si demain tu as envie de devenir Claire Chazal, tu peux partir en télé? 

GLC: Non..

Léonie: Ou à la radio? 

GLC: J’adorerais la radio. J’adore la radio. La télé c’est vraiment pas mon truc. Je n'en ai jamais eu, je ne la regarde pas, je la méprise un peu. Et en plus je n’ai pas les codes, je parle beaucoup trop vite, vous allez galérer au montage, je parle trop vite, je me tiens mal, j’ai pas la gueule qu’il faut. Non. La télé, non. Ça ne m'intéresserait pas. Je pense que le gap serait vraiment compliqué. 

Léonie: Mais est-ce que c’est possible? 

GLC: Ce serait compliqué. Il y a peut-être quelques vedettes ici, Ariane Chemin, Vanessa Schneider ou Florence Aubenas, si elles toquaient à la porte de France 5, on leur déroulerait le tapis rouge. Quelques vedettes, qui sont des vendeurs de bouquins, des gens… c’est nos vedettes, et d’ailleurs, c’est des malades de boulot. On ne devient pas Florence Aubenas en se tournant les pouces. Mais, la radio le gap est moindre, il n'y a pas ces codes… Je ne sais pas si vous vous souvenez de cette interview de Macron, ça devait être il y a 4 ans, Bourdin et Plenel qui interviewent Macron. Plenel, c’est un excellent journaliste, il était directeur de la rédaction du Monde avant, c’est un excellent journaliste. Bourdin, c’est un mec de télé. Plenel s’est, pour moi, humilié. Il n’a pas les codes, il ne sait pas rebondir, il ne sait pas couper quelqu'un en direct. Moi, tu me mets sur le plateau de Quotidien, je serai rouge, je bégaie, je sue, je bave, ce n’est pas mon métier. À la radio c’est différent. Bon, elle est filmée la radio maintenant, donc c’est moins vrai, mais oui, je vais chez Marc Fauvel quand tu veux. 

 

Léandre: Donc au final, votre façon de faire de l’éducation aux média, au Monde, elle est plutôt implicite. Ce serait une recomposition sociale de votre rédaction, le contrat que vous faites avec le lecteur, ce serait de donner la possibilité aux enfants d’avoir accès à une information qui est fiable, sur laquelle ils peuvent exercer leur esprit critique, et il y a déjà un esprit critique qui est fait sur la communication. Ce n’est peut-être pas un message direct, mais il y a…

GLC: Des stages aussi. On prend des classes de troisième, là encore il y en a un aujourd’hui. Ça pour moi ça joue pas mal. Tu as visité un journal, tu t’es dit “ah le gars était sympa, ça à l'air intéressant ce qu’ils font”, et moi j’ai fait mon stage de troisième à France 3 Ouest, ça a aidé. Toi, tu as fait ton stage de troisième avec une journaliste.  Les stages, c’est vachement important. Et pour le coup, on est assez soucieux de… d’être mixte dans nos…on va chercher des classes de banlieues, on ne prend pas que Henri IV. On essaye de varier un peu, et ça c’est important.        

 

Léonie: Pour éduquer aux médias, ça passe par l'Éducation nationale?

GLC: En fait, c’est l'éducation à la citoyenneté, l’éducation aux médias. Si tu ne sais pas faire le tri dans l’info, tu n’es pas digne de voter. Enfin, pour moi. Tout le monde est digne de voter, je ne suis pas en train de faire du censitaire, mais, c’est pareil, être un citoyen informé, c’est être un citoyen. Comment tu veux voter si tu n’es pas capable de faire le tri entre ce avec quoi on te bassines, et ce qui est vrai? C’est fondamental. Le suffrage universel, c'est une énorme responsabilité pour le citoyen. Moi, je trouve. Non seulement tous les 5 ans, mais à chaque élections intermédiaires, on te demande ton avis à toi sur comment on gère ta mairie, ton département. C’est des milliards et des milliards d’euros, des centaines de milliards d’euros, comment on les dépensent? Et en plus, quand tu payes des impôts, tu te sens un peu concerné, c'est comment on dépense mon argent?

 

Léandre: J’ai une question, mais je sais qu’elle est peut-être un peu pointue…

GLC: Essayes et au pire je te dirais que je ne sais pas. 

Léandre: Ok. Nous, on a un cours qui s’appelle Histoires des Idées Politiques Contemporaines…

GLC: Cool! J’aurais bien aimé. 

Léandre et Léonie: C’est génial!  

Léandre: … et au dernier cours, on a parlé de crise de la démocratie. On nous a aussi parlé de modèle agrégatif

GLC: Ça, ça ne me parle pas. 

Léandre: D’espace public inclusif, au maximum. L’agrégation, ce serait un dialogue constant, avec un échange de raisons, des arguments construits, peu ou pas de populisme, peu ou pas de communication, au final, un échange qui serait basé sur un esprit critique et des arguments logiques, qui permettrait, au-delà du vote, de faire converger les esprits vers un but commun. Est-ce que la philosophie du Monde, les messages que vous essayez de faire passer au travers votre contrat de lecteur, votre composition sociale, aussi, votre position vis-à-vis de la communication et de l’information, et l’éducation ou les messages que vous voulez faire passer à la jeunesse et/ou aux personnes qui sont moins représentées dans les médias ou le paysage médiatique actuel, ne s’inscrirait pas dansla théorie démocratique d’Habermas?  

(Rires)

GLC: Tu me laisses une semaine, et on en reparle? Non, c’est trop pointu pour moi. 

Léandre: Pas de problème. C’est juste que tout ce que vous avez dit résonnait avec ça. 

GLC: La crise démocratique, c’est un sujet qui me passionne. Mais, je n’ai pas fait Science Po moi-même, donc le concept dont tu me parles, il faudrait me laisser une petite semaine pour creuser, et je t’envoie un mail. (Rires)

Léandre: Non, c’est vrai qu’au final, ça fait beaucoup écho à ce que l’on nous a dit dessus. 

GLC: Et tu vois, la réelle politique croise la théorie politique.

Léandre: Voilà!

GLC: Mais ça m’intéresse. Envoies, et on en rediscute. 

Léandre: Pas de soucis. Si, j’ai une dernière question, vous avez parlé de représentativité, et du fait que Le Monde a à cœur de se mettre au plus près des représentations, et des problèmes qui sont assez loin de la capitale? Moi, j’ai un exemple flagrant. Je suis Martiniquais, je suis retourné en Martinique pendant les vacances, et j’ai remarqué qu' au-delà des problèmes qui ne sont pas entendus par l’État, ce que j’ai vu c’est qu’il y avait un vrai problème de représentation dans les médias et dans la société. Est-ce que vous pensez qu’il y a une responsabilité des médias? 

GLC: Complète. 

Léandre: Et est-ce que vous pensez que le modèle, tel qu’il est conçu aujourd’hui, soit n’arrive pas à atteindre les populations qui seraient très éloignées de Paris, ou est-ce que vous pensez que ces personnes ont tellement été délaissées, tellement pas été traitées sur le même plan qu’un parisien, qu'à la fin, il n'y a plus vraiment d'intérêt à échanger et à communiquer sur ces préoccupations. 

GLC: Alors les Outres-mers, c’est un sujet qui me passionne, parce qu’en plus je suis créole par alliance. On a pris toute la mesure du vote de défiance qui a eu lieu, notamment en Martinique et en Guadeloupe sur cette dernière présidentielle. On aurait dû le voir avant, on aurait dû le voir il y a 5 ans, il y a 10 ans quand l’hôpital de Pointe-à-Pitre a cramé, quand il y a eu tous les problèmes sanitaires en Martinique, on aurait dû. On a pas forcément toujours pris l’ampleur de…Moi je pense que la responsabilité, elle est politique, mais on ne va pas se défausser, on a une responsabilité aussi. Nous, on vient de renforcer le pôle Outre-Mer, en mettant Nathalie Guibert, une ancienne rubricarde Armée, autant te dire que ça va dépoter, et on a un réseau de correspondants que l’on vient de renforcer. On a Jean-Michel Claudeville qui est correspondant en Martinique. On a une vraie responsabilité, Nathalie elle part demain en Guadeloupe pour trois semaines, j’espère qu’on va la corriger un petit peu. C’est les territoires éloignés de la République, l’Outre-Mer. Et donc il y a un sentiment de relégation qui est multifactoriel, la vie chère, le manque de représentation démocratique, l’influence des États-Unis là-dedans, la concentration médiatique, trouves moi un journal indépendant dans les Outre-Mer, c’est juste le cauchemar.

C’est hyper multifactoriel, là où on a une énorme responsabilité, c'est d’aller, raconter, diffuser, aller, raconter, diffuser. C’est vraiment.. Moi ça me tient beaucoup à cœur. Il y a une vague de votes à l'extrême droite sur ces territoires qui étaient viscéralement contre l’extrême droite, où Jean-Marie Le Pen n’a jamais pu mettre un pied tellement, politiquement  ce n’était pas possible. Et là, on a Marine Le Pen qui est accueillie comme le messie, dans des quartiers chauds ou normalement, elle n’aurait pas pu mettre un pied. Ça, il va falloir qu’on aille le raconter. Qu’est-ce qu’il s’est passé? À quel moment la République a merdé? Qu’est-ce qu’il faut faire? Ça passe par de la réforme. Ça passe par de la réforme économique, ça passe par de la réforme sanitaire, ça passe par des infrastructures, et nous notre boulot ça va être d’aller le raconter. Vraiment, c’est crucial. Et ce n'est pas parce que je veux avoir plus d'électeurs là-bas., parce que c’est des composantes à part entières de la République. Et ça va être fondamental de le raconter dans les années à venir, vraiment. C’est très important. 

 

Léandre: Au final, le message que je veux vous fais passer, c’est un syndicaliste qui me l’a dit, donc c'est quelqu’un qui est quand même un certain engagement politique, et l’un des messages qui a beaucoup résonné en moi, parce que je trouvais qu’il était pertinent dans le contexte actuel, c’est que au-delà d’un certain décalage, d’une certaine différence de traitement entre la métropole, et les territoires d’Outre-Mer, qui est historique et qui ne date pas d’hier, il disait que le silence des médias pour le traitement qui est fait là-bas, c’était une façon pour le pouvoir de voir à quel point ce qui était fait sur un territoire était acceptable là-bas avant de pouvoir le transposer à grande échelle.

GLC: Les discours qu’un Ministre de l’Intérieur est capable de tenir à Mayotte, sont absolument non transférables en métropole. Vraiment. Après, les sujets ne sont pas les mêmes. Les enjeux migratoires à Mayotte… Les discours de Darmanin à Mayotte, on les dit en métropole, c’est l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. C’est une violence pour quelqu’un qui ne connaît pas les sujets sur place. Et d’où l’importance de connaître les sujets sur place. Et nous, ça se fait par nos correspondants. Il faut qu’on ait quelqu’un qui nous explique en quoi, à Mayotte, le local te dit “il y a un énorme problème d’immigration, on a besoin d’une réforme dure, parce qu’on a des problèmes d’insécurité, on a des problèmes économiques, etc, donc il faut l’appliquer; C’est-à-dire, si moi, de Paris, je vois le discours de Darmanin à Mayotte, mais je me dis “mais il a pété les plombs ou quoi”. Mais là tu regardes, et tu te dis “ah oui, les Comores c'est pas loin”. Non mais, c’est une ignorance totale du territoire qui nous fait ça. Mais c’est depuis l’école. Quand est-ce que l’on te parle de l’histoire guadeloupéenne à l’école? Quand est-ce qu’on te parle de l’histoire réunionnaise à l’école? Alors que c’est le territoire de la République. On te parle 1000 fois plus des pharons que l’on te parle des nègres marrons. Enfin, à un moment, il va falloir aller… C’est pareil, pourquoi on ne te parle pas de, enfin, ça  a peut-être changé depuis mon temps, mais le traitement de la guerre d’Algérie à l’époque. C’est-à-dire, comment tu peux.. Moi je vis dans un quartier algérien, vraiment 90% algérien, et j’en parle tous les jours avec mes voisins, et ils me disent quand ils rentrent de l’école, “mais comment veux-tu que je le sente intégré à l’école, à partir du moment où on bafoue mon histoire?”. Et pour les Outre-Mer c’est pareil. Plus d’histoire, plus de lecture, encore une fois, cultivons-nous, c’est la même réponse. Et nous, formons-nous. Formons-nous à parler d'Outre-Mer, formons-nous à y aller et à capter les enjeux. Formons les mecs sur place. Il n’y a pas d’école de journalisme digne de ce nom, non plus. C’est toujours pareil, vivre et travailler au pays. C'est-à-dire, formons les gens et donnons leur la possibilité d’exercer leur métier où ils le veulent et dans des conditions dignes, pour que nous on ait cette voix-là qui arrive jusqu'à Paris. Mais je digresse encore.

 

Léandre: Non mais c’est bien, parce qu’avec votre réponse, il y a le problème du traitement médiatique en Outre-Mer. 

GLC: Mais qui est lié au problème politique, toujours. 

Léandre: Voilà, il y a aussi le problème de vulgarisation, de compréhension, même. Car bien que ce soit des territoires d’une même République, ça reste des territoires très différents. Vous avez aussi bien parlé de l’éducation aux médias, et de l’éducation en général.  

GLC: Moi, je suis sensibilisée à ces questions-là parce que mon mari est créole, parce que j’ai un peu voyagé, et parce que ça m’intéresse. Mais, j'aurais pu passer totalement à côté. Beaucoup ne sont pas du tout sensibilisés à ces questions-là, mais on ne peut pas leur en vouloir, ils ne sont pas du tout sensibilisés au déserts médicaux dans la Creuse non plus. Et c’est en ça qu’on ne peut pas tout savoir. Par contre, il faut qu'on ait des relais de confiance sur place pour nous rapporter ce qui est important et ce qui ne l’est pas.                                                                                 

  

Léandre: Donc pour revenir à la façon dont on voit et conçoit l'information, il y a une sorte de double responsabilité, en premier lieu, ce serait l’État, qui, pour des raisons X ou Y, mettrait l’accent sur certaines choses, et puisque l’on a un peu les résultats de cette école de la République, une fois qu’on arrive à prendre du recul et à avoir un regard sceptique sur une information ou sur la communication avec l’éducation qu’on a eue, pointer les défauts, et ensuite améliorer l’éducation aux médias. C’est ça?

GLC: C’est un énorme écosystème. Oui. Quelque part c’est ça. Mais c’est pas forcément dans cet ordre là. Enfin, ça peut aller dans cet ordre comme dans l’autre, c’est un énorme écosystème. C’est un souci accepté par tous, avec les moyens qui vont avec, de tous se former. Mais ça vient des journalistes, des politiques, des profs, des élèves. Enfin, c’est vraiment une œuvre collective.   

Léandre. Oui. En fait j'essaie de résumer un peu. 

GLC: Oui, mais c'est tellement complexe, que… Ce qui est gênant dans ce monde, c’est que rien n’est jamais noir et blanc. Et c’est pour ça que la crise sanitaire, la guerre, la politique, les gens veulent des choses simples. C’est beaucoup plus simple, quelque chose qui est noir ou blanc, c’est simple à comprendre, ça prend 5 minutes,. Quand c’est flou, il y a toujours un loup. Rien n’est jamais simple, acceptons la complexité, et soyons en mesure de comprendre la complexité, c’est ça le plus chiant, aussi, et ça prend du temps. 

 

Léandre: Est-ce que tout le monde à intérêt, et veut prendre le temps de comprendre? C’est une question que je me pose dans le contexte politique actuel, et avec les chaînes d’actu en continu, on a l’impression que parfois, le fait de diffuser de l’information pour avoir de l’audience sans la vérifier, c’est volontaire, et qu’ils n’ont pas intérêt n’y envie de prendre le temps.

GLC: C’est possible. Le buzz quoi.

Léandre: Oui. 

 GLC: Oui oui. Il y a des modèles économiques, je ne sais pas si ce sont des journaux, télés, sites, dont le but n’est pas de faire grandir les gens qui le lisent. Mais j’ose espérer que sur le long-terme, le lecteur n’est pas dupe. Il sait qu’il est pris pour un con. On disait toujours, “Si c’est gratuit, c’est que c’est toi le produit”. Et bien, n’oublions jamais ça. Quand on est le produit, au bout d’un moment c’est la responsabilité du consommateur. On est consommateur de presse, tous autant qu’on est, de culture… On a une responsabilité. C’est marrant Topito, mais à un moment, j’arrête quoi. Parce que, arrêtons de nourrir ces trucs-là, ou mince, Topito, ils n’ont rien fait de mal les pauvres. Mais, on est consommateurs de presse, donc on a une responsabilité. C’est-à-dire, j’arrête d’acheter des SUV, et j’arrête de lire la presse poubelle, voilà. C’est ma bonne résolution de l'année prochaine. Et peut-être que nous, collectivement, on va l'assécher, et on va peut-être accepter d’aller payer un abonnement à un canard qui nous tient à cœur. Pas forcément Le Monde, mais il y a plein de canards, Les Jours, Le Monde Diplo, Le Figaro, enfin abonnez-vous à qui vous-voulez, mais c’est peut-être la responsabilité du consommateur à un moment de dire “j’accepte de payer un abonnement pour avoir de la presse de qualité”. C'est un vrai acte d'éducation aux médias. Enfin, quand c’est gratuit, c’est toi le produit, mais vraiment. Donc, quand on dit “ah, il a l’air bien ce papier, mais je peux pas le lire, il est payant", mais oui, l’information de qualité ça a un coût. Et ça c’est culturellement, tout le modèle du gratuit, de 95 à 2010, on nous à fait croire que l'on pouvait avoir de l'information de qualité gratuitement, c’est un leurre. L'information de qualité, ça se paye, et ça coûte très très cher. Apprenons. Et j’ai vraiment 5 minutes, top chrono. 

 

Léonie: Est-ce qu’on laisse la place aux jeunes journalistes? 

GLC: Ouais. 

Léonie: Parce que, je ne vais pas vous mentir que par la fenêtre, j’ai vu défiler des gens. Et, ils étaient tous plus ou moins âgés, quand même.

GLC: Et bien on va aller à lemonde.fr et tu vas halluciner. Ils sont tous plus jeunes que toi. Non, j’exagère, mais après, moi je suis arrivée jeune, j’ai pas l'impression qu’on ait fait une forme d’anti jeunisme. Marie Amar, rubricarde parlement, je crois qu’on la CDI-ser, elle devait avoir 23 ans. Ivanne Trippenbach, qui a fait la campagne de l’extrême droite pour le journal Le Monde, et qui suit Emmanuel Macron, elle n’a pas 30 ans, au monde.fr ils ont 22, 24, 26; à la vidéo ils sont très jeunes. Après ça dépend, mais non, moi dans mon service, j'ai plutôt l’angle du vieux, qui ont une culture du journal, à l’ancienne, moi je suis plutôt en quête de vieux en ce moment. Les jeunes, j’ai ce qu’il faut. 

Léonie: Après c'était pas forcément une critique, c’était plutôt, un constat. 

GLC: Et puis les jeunes, ils sont sur le terrain là. Je pourrais trouver les chiffres pour ça.   

Léonie: C’était juste, est-ce que en tant que jeune, on peut penser avoir un avenir dans Le Monde, Le Figaro…

GLC: Absolument.   

Léandre et Léonie: Et bien merci beaucoup de votre temps. 

GLC: Merci à vous.       

 

(Partie 2)                                                                                                                                                                                                                                                                                          

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